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John Bost

  John Bost > par Charles Gide

photo John Bost





Discours de Charles Gide
Professeur d'économie, Montpellier
Fête des Asiles
1896

En désignant cette année un professeur d'économie politique pour présider cette réunion annuelle, votre Comité, qu'il me permette de le lui dire, a agi en imprudent ! Il va sans dire que je suis honoré de cette désignation, mais j'en suis inquiet. L'économie politique et la charité n'ont jamais fait très bon ménage. Je pourrais même dire, sans paradoxe, qu'elles se haïssent réciproquement. L'économie politique est, par définition même, la science de l'utile, non celle de l'amour, et la tendance : professionnelle de l'économiste, en présence d'une œuvre quelconque, c'est de se demander : À quoi sert-elle ? Quels sont les résultats pratiques qu'elle peut donner ?


Je me rappelle que cette opposition s'était déjà présentée très fortement a mon esprit le jour ou pour la première fois je suis venu ici sous les auspices de mon ami M. Henri Couve il y a vingt ans de cela ! C'était lors de l'inauguration du Repos et je ne me doutais guère alors, assis sur cette estrade, que j'aurais l'honneur d'y revenir longtemps après comme Président. J'étais alors un bien jeune économiste, et pourtant, je le répète, cette même question me préoccupa pendant que je visitais vos Asiles. Je ne parle pas de la Famille qui a une utilité incontestable, même au point de vue économique, puisqu'elle a pour but de former de bonnes femmes de ménages. Faire le ménage, il n'y a rien de si utile ! un coup de plumeau ou un coup d'éponge donné à propos peut sauver la vie de plusieurs, en chassant le microbe de la diphtérie et de la scarlatine. Mais bien que la Famille ait constitué le noyau originaire de l'œuvre de John Bost, elle a cessé depuis longtemps d'en donner la caractéristique. L'œuvre de John Bost, les Asiles, à proprement parler, ce sont surtout Béthesda, Ében-Hézer, Béthel, Siloé, ceux destinés aux incurables, aux idiots, aux épileptiques, aux gâteux… Or, je me demandai si tout l'argent qu'on dépense ici — 300 fr. par jour à cette époque, 600 fr. aujourd'hui — et surtout si tout le capital de zèle, de peine et d'amour qu'on consacre ici chaque jour à soigner ces incurables, ne serait pas plus utilement employé, par exemple, a sauver des enfants pour en faire des hommes, à aider les travailleurs en état de chômage, à relever ceux qui sont tombés et qui peuvent encore être relevés, ou à lutter centre tant d'ennemis qui dévorent chaque jour la jeunesse, la patrie, l'espérance de demain ? Mais ici, quels fruits, me disais-je, en ce monde du moins, pouvez-vous attendre de vos peines ? Quand Christ passait à Béthesda et a Siloé, du moins il guérissait ceux que sa main touchait et les rendait à la vie, à la société. Mais dans votre Béthesda et votre Siloé, à vous, vous savez bien qu'on ne fait pas de miracles — vos excellents docteurs ne m'en voudront pas si je le dis, c'est dans leurs propres rapports que je l'ai constaté — et ceux qui entrent dans ces Asiles n'en sortent guère que pour aller au dernier asile, celui du grand repos ! Peut-être même pourrait-on croire que pour plusieurs votre sollicitude ne fait que prolonger leurs souffrances en même temps que leur vie.


Vous ma pardonnerez, n'est-ce pas, si je rappelle ces doutes qui ma tourmentaient alors et qui d'ailleurs sont partagés par beaucoup, peut-être par vous-mêmes, dans les heures sombres du découragement ? Je me hâte d'ajouter, de peur que vous ne pensiez trop de mal de moi, que malgré ces réflexions pessimistes, c'est ce jour-là même que je suis devenu souscripteur de vos Asiles, probablement pour justifier le mot de Pascal : le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas. [1]


Mais depuis lors il m'est venu des cheveux gris, et j'aurais bien voulu arriver à concilier ici le cœur et la raison. Quand j'ai été invité à présider votre fête, je me suis dit : Voici le moment ou jamais de les mettre d'accord !


On ne peut pas dire, certes, que la science nous facilite beaucoup cette conciliation. Vous savez qu'elle nous enseigne que la nature assure le progrès de l'espèce par l'élimination des faibles et des plus mal doués, qu'elle opère un triage continuel à l'aide de ces terribles tamis qui s'appellent le vice, la misère, l'infirmité, et qu'il faut non seulement la laisser faire, mais même aider à ses opérations. C'est ainsi que dans des ouvrages récents, des anthropologistes éminents [2] ont proposé de créer des sortes d'Asiles aussi, oui, mais combien différents des vôtres ! Ce seraient des asiles où l'on attirerait et au besoin où l'on retiendrait tous les alcooliques, les débauchés, les morphinomanes, les détraqués de notre civilisation, non point pour les guérir et les soigner, mais bien au contraire pour offrir à chacun l'assouvissement de sa passion dominante, en mettant à leur disposition gratuitement débits de boisson et d'opium, maisons de jeu et de prostitution, de façon à accélérer le plus possible leur ruine physique et à les éliminer, comme on dit en médecine, cito, tuto et jucunde, rapidement, sûrement et agréablement. [3]


Comme il faudrait que ces asiles fussent grands pour contenir tous ceux qui y seraient attirés par leur péché et pour leur perte ! Ce seraient des villes immenses, des Sodomes et des Gomorrhes, créées tout exprès par un génie infernal pour opérer un triage continuel de l'espèce humaine. L'imagination s'épouvante devant un semblable tableau. Mais si les hommes pouvaient jamais songer a créer de pareils asiles, j'ose dire que ceux qui resteraient dehors ne vaudraient guère mieux que ceux qui seraient dedans !


De ces effroyables asiles de la science aux asiles John Bost, vous pouvez mesurer la différence qui existe entre les deux tendances. Vous ne pratiquez guère ici la règle de l'élimination des faibles et des incapables. Vous vous appliquez au contraire à réunir les rebuts de l'espèce humaine condamnés à périr, et a la nature qui leur dit : Disparaissez le plus tôt possible pour faire place à d'autres ! Vous répondez : Je les garderai le plus possible, et je prendrai garde qu'aucun d'eux ne se perde. Incontestablement vous allez à contre fins de l'œuvre de la nature.


Heureusement cela ne vous trouble point. Fut-il même prouve que ce soit la la volonté de la nature, vous savez en tout cas que ce n'est pas la volonté de Dieu. Car Jésus nous dit : « Prenez garde de mépriser un seul de ces petits, car je vous déclare que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père. » [4] Parole étrange ! - Et que savons nous en effet si la pauvre âme renfermée dans cette misérable chair, et qui ne peut communiquer avec la nôtre, prisonnière qu'elle est dans son affreuse enveloppe, que savons-nous si dans l'œuvre infinie elle n'a pas son utilité et sa fin tout comme la nôtre ? La science ne peut pas nous prouver le contraire : elle nous révèle au contraire chaque jour des utilités inconnues dans tel ou tel corps que nous jugions sans valeur. Qui aurait pu jamais, imaginer, il y a quelques années, que le charbon, et pis que le charbon, que les résidus infects qu'il laisse quand on le distille, pussent renfermer toute une gamme de couleurs plus éclatantes que la pourpre de Tyr, même des parfums suaves, et que la nature eut emmagasiné dans cette matière noire, depuis les temps incommensurables, les couleurs et les parfums des flores paléontologiques ? Et que de plantes sauvages découvertes par hasard, et qu'on appelle « des simples » — comme ceux d'ici — et qui se sont trouvées dotées de vertus magiques pour guérir le mal ou charmer la souffrance ?


Et nul doute que si nous vous avions la toute science, il n'y aurait pas dans ce vaste monde un seul brin d'herbe, pas un seul vermisseau, pas un seul grain de sable qui n'eut son utilité et dont l'homme ne put tirer parti.


Un grand savant, le plus grand peut-être de tous, et qui n'était pas chrétien, Aristote a dit : « Dieu et la nature n'ont rien fait en vain ». [5] Et si un païen a pu prononcer cette parole admirable, à plus forte raison nous chrétiens avons-nous le droit de dire et le devoir de penser que Dieu n'a pas fait une seule âme en vain.


Et si nous ne pouvons découvrir présentement à quoi servent ces simples d'esprit et pourquoi Dieu a pris la peine de les créer, qu'importe ? Pouvons-nous mieux dire à quoi nous servons nous-mêmes et pourquoi Dieu nous a faits ? Nous n'en savons absolument rien. Non, en vérité, personne ne peut nous dire ce que nous sommes venus faire en ce monde, et non pas seulement nos petites personnes, mais le genre humain tout entier qui n'a apparu que pour chuter aussitôt, et qu'il eut fallu sauver sitôt après l'avoir créé. Il y a quelque chose de comique dans l'aplomb du savant qui demande doctoralement,en présence de tel habitant d'Ében-Hézer ou de la Compassion a quoi peut servir celui-là alors qu'il ne peut pas nous dire a quoi il sert lui-même ! ni pourquoi la vie aura brillé un jour à la surface de cette planète pour s'éteindre bientôt, la durée d'un éclair dans l'infini.


Et quoique chacun de nous soit très convaincu de l'utilité de sa propre existence, non seulement pour lui-même mais pour les autres, très pénétré de la valeur des services qu'il peut rendre à sa famille, à son Église, à sa Patrie, prêt à penser que selon les formules de toutes les oraisons funèbres, il laissera après lui « un vide impossible a remplir » — il est possible que cette bonne opinion que nous avons de nous-même n'ait aucun fondement, et que Jésus nous ait mis à notre véritable place quand il nous a déclare ceci : « Vous de même quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles »… [6] Alors, Seigneur, quel droit avons-nous de déclarer que ce sont ceux-ci qui sont les serviteurs inutiles ?


J'ai vu au contraire dans vos rapports que beaucoup se rendaient utiles et faisaient leur tache de leur mieux, selon leurs moyens — chacun de nous ne peut faire que selon ses moyens. J'ai vu qu'ils faisaient des sacs en papier pour une valeur de plusieurs milliers de francs. Voila de quoi réconcilier l'économiste avec votre œuvre. Que dis-je, le réconcilier ? l'humilier même, car hélas ! jamais une pareille valeur n'est sortie du travail de mes mains ! J'ai vu qu'à Béthesda une jeune fille qui n'a point de bras a pu apprendre à écrire, à faire de la tapisserie, à diriger une école enfantine… Mon Dieu ! que de gens en ce monde qui ont leurs deux bras, et qui ne s'en servent que pour rien faire ou pour faire le mal ! J'ai vu qu'à Siloé un grand et vieux enfant qui s'appelle Adolphe faisait des polichinelles et des voitures pour amuser les petits infirmes : un malheureux donnant un peu de joie à de plus malheureux que lui ! J'ai vu, et c'est ce qui m'a peut-être le plus émerveillé, que dans les dortoirs de Béthesda on faisait de bonnes parties de rire… Faire rire des incurables, c'est un bien beau résultat ! Il n'y a pas beaucoup de médecins qui en fassent autant.


Et si ces asiles sont utiles à ceux qui sont dedans, ils sont plus utiles encore a ceux qui sont dehors. Et le spectacle seul de l'œuvre de dévouement et de foi qui se poursuit ici depuis quarante ans est par lui-même, et indépendamment de ses résultats, une chose infiniment utile. Oui, il est d'une utilité majeure dans toute saison, mais particulièrement dans ce temps où la nuit morale qui s'étend et où le froid qui monte semblent gagner les âmes, d'allumer ça et là quelque grand foyer d'amour et de l'entretenir pieusement. Et aux économistes impénitents et aux struggle-for-lifers [7] obstinés qui demanderaient encore : à quoi sert-il ? je répondrais : Mais à vous réchauffer vous-mêmes, à dégeler vos doctrines pour y faire pénétrer une sève nouvelle. La science elle-même a besoin d'amour pour comprendre et surtout pour créer !





Charles Gide
Charles Gide
professeur d'économie
Les Asiles John Bost, Rapport annuel
(1896)

Notes :

Charles Gide (1847-1932) est le frère de Paul Gide, père de l'écrivain André Gide.

Wikipédia : Charles Gide

Association Charles Gide pour l'étude de la pensée économique

Principes d'économie politique par Charles Gide (1894)

L'éthique protestante et l'esprit du solidarisme : l'exemple de Charles Gide, par Frédéric Rognon, in Revue d'histoire et de philosophie religieuses (2012)


1- Voir Blaise Pascal, Pensées


2- (note de l'auteur) Voir notamment Lapouge : Les sélections sociales

(cours libre de science politique professé à l'Université de Montpellier, 1888-1889, par Georges Vacher de Lapouge)


3- Cito, tuto et jucunde : rapidement, sûrement et agréablement.

Voir Histoire de la médecine, études sur nos traditions, par Félix Frédault (1870)

« Asclépiade élevait de grandes prétentions : il prétendait guérir, tuto, cito et jucunde (sûrement, promptement et agréablement). Cette formule est restée dans la science comme le symbole d'une thérapeutique parfaite. »

Voir Wikipédia : Asclépiade de Bithynie


4 - Matthieu 28, 10


5 - Voir Aristote, Traité du ciel (Livre II, 4, 8) : Ὁ δὲ θεὸς καὶ ἡ φύσις οὐδὲν μάτην ποιοῦσιν.


6 - Luc 17, 10 : « Vous de même, quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, parce que nous n'avons fait que ce que nous étions obligés de faire. » (traduction d'Hugues Oltramare, 1872)

La Traduction œcuménique de la Bible (Tob 2010) : « Vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites : “Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.” »

La Bible de Jérusalem : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous été prescrit, dites : Nous sommes de simples serviteurs ; nous avons fait ce que nous devions faire. »


7- struggle for lifers :

Voir le dictionnaire Larousse (1898)

struggle for life (mots anglais signifiant lutte pour la vie) : concurrence vitale. La locution anglais struggle for life a cours en France depuis les succès des livres de Darwin.

struggleforlifer : celui qui met en pratique la théorie du « struggle for life », c'est à dire l'anéantissement des faibles par les forts.

Voir Alphonse Daudet, La lutte pour la vie (pièce de théâtre, 1890) :

« C'est là que m'apparut nettement le danger de l'idée mal comprise, la possible mise en œuvre, par des scélérats ou des ignorants, de doctrines déviées de leur vrai sens, l'atroce égoïsme humain décrété comme une loi nouvelle, et tous les assouvissements, tous les crimes légitimés au nom d'une théorie naturelle formulée par un grand penseur dans l'isolement et l'abstraction de sa tour d'ivoire. En même temps aussi, avec ce Lebiez, pédante et méchante bête dont j'entendais dire très sérieusement par ses camarades « riche type… garçon très fort », me fut révélée la physionomie toute moderne du lutteur pour la vie ou « struggle for lifeur », comme je l'ai dénommé pour plaire aux Parisiens qui n'aiment rien tant qu'écorcher les mots étrangers et qui comptaient déjà « high lifeur » dans leur répertoire. »

Voir Charles Darwin, De l'origine des espèces par sélection naturelle

Impression d'une visite aux Asiles de Laforce par Léopold Nègre, médecin, Institut Pasteur (1926)



John Bost : index des documents

portraits de John Bost : photographies & gravures

Asiles de Laforce en 1878 : liste des bâtiments & résidents

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