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Ami Bost





Mémoires d'Ami Bost
Depuis ma consécration et mon mariage, jusqu'à mon départ pour Moutiers-Grand-Val.
Nouveaux symptomes du Réveil.
mars 1814 à octobre 1816
(de 24 à 26 ans)


J'avais donc été consacré le 10 mars 1814. Je me mariai quelques mois après ; et mon père me céda à à cette occasion l'institut qu'il avait fondé, de même qu'une pension alimentaire qu'il tenait pour des étudiants ; mais ces deux établissements ne subsistèrent pas longtemps dans mes mains peu exercées ; et je retournai demeurer chez mon père, qui avait conservé une simple classe où il donnait l'instruction primaire.


En été 1815, naquit le premier de mes fils ; et je me vis ainsi, pour le moment, père de famille et sans vocation.


À cette époque le Réveil présentait déjà un symptôme important, qu'on n'a pas assez remarqué. Il se fait à Genève, tous les jours, dans quelques-uns des temples, à 3 heures de l'après-midi, un service public, où l'officiant lit une portion de l'écriture sainte, en y ajoutant — du moins c'est ce qui se faisait alors, — la lecture des réflexions d'Ostervald. Ces offices, qui étaient quelquefois confiés à de jeunes ministres, le furent bientôt à M. Gaussen, qui avait été consacré en même temps que moi. Dès qu'il fut chargé de ces fonctions, il fit selon son habitude ; il les agrandit. Au lieu des froides et insignifiantes réflexions d'Ostervald, il apporta à ces exercices un commentaire de sa composition, écrit, vivant, et assez longuement développé ; c'était presque un sermon. De quatre ou cinq personnes qui formaient l'auditoire habituel, le nombre d'assistants monta rapidement jusqu'à 10, 20, 60, 100, même 200 et au-delà : le public arrivait comme un dimanche, surtout la classe aisée.


La Compagnie des pasteurs s'alarma naturellement bientôt : les corps constitués n'aiment pas les innovations ni le mouvement, et le monde n'aime pas l'évangile. On interdit donc cette espèce de culte à M. Gaussen et à tel autre qui aurait tenté de l'imiter ; et il fallut en revenir à ces réflexions d'Ostervald que peut lire chaque régent de village.


J'avais suivi, dans ma faible mesure, la marche de M. Gaussen ; et je possède encore plusieurs des méditations que je composai à cet effet. — Je crois être fondé à dire, comme je viens de le faire, qu'on n'a pas assez remarqué ce prélude du Réveil qui allait bientôt éclater ; et c'est pour moi une raison de plus de ne pas laisser ce fait tomber dans l'oubli. Il est beau et rare de faire le bien sans chercher à paraître, surtout lorsqu'on a reçu de grands dons ; et c'est ce qu'a toujours fait M. Gaussen.


À l'occasion de ces prières, je ferai observer encore une fois, qu'à cette époque ni M. Gaussen, ni le petit cercle d'amis chrétiens dont j'ai souvent parlé, n'agissait d'après une influence étrangère : l'œuvre était bien directement de Dieu. Il faut même observer que cette action de M. Gaussen ne se liait pas même alors à la petite confédération de mes amis : nous soutenions à cette époque très-peu de rapports avec ce frère : c'était le souffle de Dieu qui, comme au printemps, agissait en divers lieux à la fois : il y avait simultanéité, sans concert. À côté de mes préparations pour les prières, je me rencontrais souvent avec les amis dont il vient d'être question ; puis il nous arrivait quelques encouragements du dehors. C'est vers ce temps, par exemple, que je reçus une réponse de Mme de Krudener à une lettre où je lui avais témoigné le désir de me consacrer au service de Dieu, en ajoutant que si elle découvrait dans ses voyages ou dans ses nombreuses relations, une place de prédicateur quelconque, pourvu quelle suffît à mon entretien, elle voulût bien me la faire connaître. Elle me répondit dans son grand style prophétique, et me donna en passant cette bonne leçon :


« Allez, mon jeune ami ; marchez dans cette foi que vous avez reçue : qu'aucun calcul ne l'altère. etc… »

On voit que ce qu'elle appelait calcul n'était pas bien ambitieux ; mais elle avait raison, et je lui sus gré de l'avis. On peut être payé parce qu'on prêche, mais il ne faut pas prêcher pour être payé. — Elle m'écrivit cette lettre en revenant de Paris, à la suite de la bataille de Waterloo, et de ses entrevues avec l'empereur Alexandre. En voici quelques lignes :

16 Novembre 1815.


Votre lettre, mon jeune ami, m'a trouvée à Berne, où je suis venue passer quelques jours avec mon fils qui avait quitté Paris où le Seigneur a comblé notre séjour de bénédictions…

Votre lettre m'a comblée de joie…. Oui, le divin Époux, vous aimant plus que jamais, car il est près des cœurs contrits, vous appelle de cette voix à laquelle vous ne pouvez plus résister, et vous offre le splendide bonheur de prêcher Christ crucifié !…

…Quand il appelle tous les peuples, tarderions-nous encore à nous prononcer hautement ? N'avons-nous pas été assez coupables de ne pas le faire plus tôt ?…

Mais laissons le passé, c'est une goutte ; l'Océan nous reste, si nous voulons faire de nos infidélités même un motif de l'aimer davantage, ce Dieu si grand et si tendre.

Oui, son cœur gémit de voir son église ainsi dans le deuil, et les chaires, où l'on devrait parler de la croix, devenues une arène où le » faux savoir et la dureté de cœur se disputent le prix. etc…


C'est à peu près vers ce temps que je fis au Seigneur un de ces sacrifices inaperçus de tous, mais qui marquent quelquefois dans la vie, et qui ont toujours leur récompense. Un de mes amis m'avait fait cadeau des idylles de Gessner, en allemand : on sait que c'est le Florian de cette langue si pleine d'âme. J'avais lu et relu Gessner avec avidité ; mais je sentais que c'était une nourriture malsaine pour mon cœur. Un beau jour donc je le pris avec moi : j'allai m'asseoir au bord d'une haie, sur le magnifique coteau de Chambéry, et après avoir, hélas ! lu encore une fois dans ce petit livre, je le jetai au loin dans une vigne, où je ne sais ce qu'il est devenu. « Si ton œil droit te fait broncher, etc… »


Mes reliques, très-nombreuses de cette époque, contiennent des comptes-rendus de quelques nouvelles assemblées que nous avions formées, mes amis et moi, pour notre édification mutuelle. Nous eûmes .pendant quelque temps une soirée du jeudi. Une autre de ces associations ne compta, pendant quelque temps, que quatre membres : c'étaient M. Galland, qui partit peu après pour Berne, où il était nommé pasteur français, et plus tard pour Paris, où il dirigea pendant quelque temps la maison des missions ; M. Coulin, plus tard chapelain de l'hôpital, M. Guers et moi. Je lis dans mon journal, à la date du 13 février :

« Aujourd'hui, comme les jours précédents, nous étions fort découragés. Guers surtout était au désespoir. Moi j'avais repris quelque courage, dans cette pensée que nous ne devons pas désespérer lorsque nous ne retirons pas tout de suite de nos efforts et de nos travaux, les fruits que nous pourrions désirer…


Mercredi, 14 février. — Aujourd'hui j'ai exposé à mes frères le changement qui s'était passé depuis deux jours au dedans de moi, savoir : qu'après avoir tant crié à la pratique et à la recherche des vertus chrétiennes, j'ai senti ces jours le vide où cela me laissait, et la fatigue d'un effort continuel qui n'était pas soutenu par un entraînement du cœur…. Ces messieurs ont trouvé que je me jetais dans l'autre extrême : j'ai répliqué : ils se sont fâchés : nous avons fait du galimatias : l'un d'eux m'a dit qu'il fallait regarder à sa vie passée, et a eu l'air de faire des allusions. Mais, s mon Dieu, je veux te chercher avant tout, etc… »


J'ai déjà dit qu'à cette époque, et pendant plusieurs années, j'eus le caractère peut-être encore plus déplaisant qu'à cette heure-ci ; on me le témoignait de temps à autre. Mon ami Galland, qui était bien aussi quelquefois un peu bilieux de son côté, sautait en l'air à mes irrégularités et aux légèretés dont j'entremêlais mes grandes idées : il nous quitta bientôt. M. Guers vivait dans l'humilité des âmes qui passent par l'angoisse. On sait que dans le Voyage du chrétien (ou de la chrétienne), de Bunian, l'Angoissé (1) passe sans la moindre difficulté à travers la Vallée d'humilité, où tous les autres bronchent à chaque pas. Mon ami Guers était alors dans ce cas. Il m'a rappelé plus tard qu'un jour où il retombait dans le récit de ses tristesses, je lui dis avec une brusquerie théologique : « Ah bah ! tu es toujours sous la loi ! » — Il a ajouté que cette parole lui fut utile. C'était un abrégé un peu rude de l'épître aux Galates.


Quelque temps après, notre petite société comptait sept membres, et parfois « une grande grâce était sur nous ; » tout cela encore avant l'arrivée d'aucun étranger : remarque importante.


Cependant il en vint un à ce moment ; et son souvenir nous sera toujours en bénédiction. C'était un méthodiste calviniste, nommé Wilcox, industriel anglais. Il avait des principes fort élevés et beaucoup de cœur : nous le fréquentions en grand secret. Oh ! les douces heures dérobées que nous passions là, comme dans une sainte conjuration !


Sa doctrine tombait sur un terrain si bien préparé qu'il faillit obtenir plus qu'il ne voulait. Nous songions, moi du moins, à tout quitter absolument, perspective d'une vocation, famille, patrie et avenir de ce monde, pour aller, je ne sais où, prêcher l'évangile. M. Wilcox fut effrayé des conséquences qu'aurait pour lui une pareille résolution, qui l'aurait fait regarder comme un embaucheur, et il nous calma. Le cher Gonthier, mort peu après, faisait alors partie de notre petite confrérie : décidément le feu était déjà allumé.


Et cependant, chez moi, toujours le même mélange de vie religieuse et de vie mondaine : tout en rêvant la sainteté chrétienne, je lisais, non seulement Schiller, mais Gœthe, Wieland, Voss et autres. Je dois pourtant ajouter que j'avais alors, outre mon goût pour la littérature allemande, une raison particulière et légitime de m'appliquer à cette étude. La place de professeur de langue allemande était vacante au collège ; et j'étais sans vocation aucune. J'essayai donc de me présenter. J'avais pour compétiteur un Allemand, homme instruit, M. Ruffer, avec qui je me trouvais alors en relation, l'auteur de la grammaire qui porte son nom, et d'après laquelle, chose singulière ! je viens, trente-cinq ans plus tard, d'enseigner l'allemand au gymnase de Neuchâtel ! Mais, avec cette présomption, plus superficielle, il est vrai, qu'orgueilleuse que j'ai déjà confessée, et sans me faire une idée suffisante de tout ce qu'exige la véritable connaissance d'une langue, je me mis avec lui sur les rangs. On comprend que je ne l'emportai pas. Mais je reçus pourtant à cette occasion, du recteur de l'académie, une lettre fort encourageante.


Je viens de parler de présomption : je demande la permission de revenir en deux mots sur ce genre de péché, dont je me suis rendu coupable plus d'une fois en ma vie. Je crois qu'il faut, pour être juste, convenir que ce défaut a ses variétés, et qu'il n'est pas toujours le fruit de l'orgueil ; il peut provenir d'imprudence et d'une simplicité mal éclairée : je crois qu'il a eu, en outre, chez moi encore une autre source : plein d'aversion pour la prétention et pour la fausse profondeur, il est probable que cette disposition m'aura fait pencher vers la légèreté. Mais je conviens que le droit chemin est entre deux : s'il est vrai que la vraie philosophie se moque de la philosophie, il est vrai aussi qu'il ne suffit pourtant pas de manquer de philosophie pour en avoir.


Quant à la religion, pour combler la bigarrure de mes idées d'alors, je lisais avec délices, à côté de bien des mauvais ouvrages, les excellents sermons de Nardin, de ce Nardin que je respecte encore profondément. Précieux et vénérable Nardin !


Nous nous exercions aussi quelquefois à l'improvisation.


1816 ou plutôt nous tâchions de nous y exercer. Mais nous ne savions pas nous y prendre, et nous suivions la méthode qu'on suit, je crois partout, avec les pauvres étudiants en théologie, pour leur apprendre à prêcher. Au lieu de les faire prêcher réellement, en commençant par des instructions toutes simples données à des enfants, puis en montant à des auditoires de plus en plus considérables, on leur fait composer des sermons en l'air, des sermons sur le papier, qu'il faut ensuite réciter devant des professeurs et des juges auxquels le jeune orateur se gardera bien de s'adresser réellement ! C'est ainsi que nous essayions à cette époque d'improviser en chambre sans auditeurs… Oh ! les folies des hommes ! mensonge dans l'église, mensonge dans l'état, mensonge dans la littérature et dans les beaux-arts ; partout le mensonge, le faux, le tendu, le pompeux, le boursouflé, le prétentieux, le manque de vérité et de simplicité !…


C'est encore vers cette époque, si douce par ses souvenirs, que nous chantions, mes amis Guers, Coulin, Gonthier et moi, entre autres beaux cantiques, celui qui commence ainsi :


Cœurs qui savez aimer,
Donnez toutes vos flammes
À l'époux de vos âmes,
Lui seul peut les charmer !

On voit que nous ne marchions pas alors par voie de concordances, de dictionnaires et de commentaires.


Au milieu de tout cela je continuais de chercher, comme il était bien naturel, une place de pasteur ; et enfin il s'en présenta une, mais bien loin ; c'était celle de Frédéricia en Danemark, qu'ont occupée plus tard, sur mon refus, d'abord le pasteur Coulin, puis ensuite le digne pasteur Rieu, mort au poste peu de temps après son entrée en fonctions ! Peut-être que la même contagion qui l'a enlevé m'aurait aussi atteint ; en tout cas c'était une toute autre destinée qui se fût ouverte devant moi. Nous avons donc en ce moment de ma vie un exemple de plus de cette vérité, que de grandes décisions se cachent souvent sous des formes bien petites : car c'était le oui ou le non pour cette place qui allait déterminer toute ma vie future : et on ne devinerait pas d'où dépendit ce oui ou ce non ? — De deux billets portant ces mêmes deux mots, et que je jetai sur la table pour être tirés au sort !— Qu'on s'épargne ici des déclamations sur l'usage du sort : je ne le défends nullement comme mesure ordinaire ; je n'en ai usé que trois ou quatre fois en ma vie, et lorsque tout se balançait tellement que je ne savais absolument à quoi me décider : j'en citerai bientôt un autre exemple, qu'on trouvera remarquable, j'ose en répondre d'avance. — Or, dans la circonstance dont il s'agit, j'éprouvais un besoin si naturel de trouver une vocation régulière et pieuse en même temps, que cette place de Danemark, faute d'autre, m'attirait puissamment, comme elle attirait aussi ma femme, sans l'assentiment de laquelle je n'ai jamais voulu prendre une grande résolution. — D'un autre côté, nous étions, elle et moi, encore bien jeunes ; nous n'avions jamais quitté notre pays ; les communications étaient alors bien plus difficiles que de nos jours ; et une place en Danemark m'apparaissait à cette époque aussi lointaine, que me semblerait aujourd'hui un poste à Archangel. Notre cœur s'épouvantait de cette distance ! — C'est dans l'incertitude complète où nous étions entre ces diverses considérations que j'eus recours au sort ; non pour savoir si je devais accepter la place ou la refuser (j'étais presque résolu à l'accepter), mais seulement pour savoir si je devais donner mon oui ce jour-là, ou différer de huit jours. — Le sort fut pour l'attente ; et dans les huit jours je me décidai pour le refus ! -Dieu me préparait une tout autre carrière.



Pendant les quelques mois qui s'écoulèrent avant que se présentât le poste de Moutiers-Grand-Val, qui devint le mien, je continuai à faire quelques prières dans les temples, à me réunir de temps à autre avec les amis que j'ai nommés, puis à jouir des premiers développements de mon petit aîné : tout cela au milieu d'une pauvreté extrême ; de sorte que nous entrions ainsi insensiblement dans ce mélange de vives joies et de vives douleurs auxquelles m'appelaient également et mon caractère et mon penchant, et les desseins de Dieu sur moi ; état qui dura dans son intensité, pendant près de vingt ans.


La place de pasteur français à Berne, dont j'ai parlé plus haut, venait de se présenter. J'y aurais eu pour collègue un ancien ami de Neuwied, qui s'y trouve encore au moment où j'écris ces lignes ; mais apprenant que mon ami, M. Galland, se mettait sur les rangs pour ce poste, je ne voulus pas lui faire concurrence. Peu après, un vieux pasteur aveugle de Moutiers-Grand-Val (canton de Berne, près de Delémont), demanda un suffragant en lui offrant une paie beaucoup plus forte que celle qu'on donne habituellement à des suffragants, c'est-à-dire 4 250 fr., et une petite maisonnette indépendante, de six pièces, avec un jardin. Qu'on se rappelle que j'étais depuis un an dans la triste position d'un jeune père de famille sans vocation : qu'on joigne à ce fait l'idéal dont la jeunesse revêt toutes choses : et l'on comprendra que c'était le paradis terrestre qui s'ouvrait devant nous ! Nous nous décidâmes, ma femme et moi, avec de vrais transports de joie. C'est à l'occasion de ce départ, comme le dit M. Guers dans sa Vie de Pyt (page 14), qu'eut lieu ce repas des douze, ainsi appelé à cause du nombre des convives. ll se fit chez notre frère Gonthier, élève de la faculté théologique 1816 de Genève, mais qui différait encore d'embrasser la carrière ecclésiastique, et qui en fut empêché bientôt après par la mort. Je me trouvai là avec MM. Guers, Pyt, Porchat, Bailli, Lhuiller, Wilcox, un frère Coulin (non pas le pasteur) et quelques autres dont je n'ai pas retenu les noms. — Ne nous lassons pas de remarquer à quel point le Réveil était déjà avancé avant que parussent, dans nos murs ou dans ses rangs, aucune des personnes auxquelles on l'a quelquefois attribué. Les faits sont évidents.


Je ne terminerai pas ce qui concerne cette époque de ma vie sans citer un trait qui la marque d'une vive empreinte, et qui n'est pas étranger à l'histoire générale du Réveil.


On a vu comme j'aimais mon père. Cet homme si conciliant et si doux, poussait quelquefois ces qualités jusqu'à la faiblesse ; et déjà, depuis un an, les premiers mouvements du Réveil lui paraissaient un peu bruyants. Il voulait nous retenir : je voulais aller en avant : nous lui faisions de la peine ; et il en revenait toujours à nous prêcher le ménagement. C'est dans ces dispositions que, peu avant mon départ, il vint un jour me faire une de ses douces visites, et me recommander la prudence. — Il ne faudra pas, me dit-il, avec son expression favorite, — « il ne faudra pas casser les vitres… » — « Je les casserai toutes ! » — Telle fut ma réponse superbe et brutale ;… puis il y eut un moment de silence. — Je ne sais comment nous renouâmes.


Père chéri ! comment pourrais-je me plaindre si mes enfants étaient jamais durs avec moi, quand j'ai été tel avec toi, le plus doux des hommes !… Ma plume a peine à tracer ces lignes ; et je répands à ce souvenir touchant et sacré, quelques-unes de ces larmes que Dieu n'accorde plus que rarement à mon âge fatigué ! Cette douce créature ne répondit rien : et c'est ce silence dont le souvenir me serre le cœur chaque fois que je songe à cette scène. Heureusement qu'il était abondant en pardon. Peut-être même oublia-t-il bientôt ma rudesse ; ne fut-ce qu'à raison de bien d'autres paroles d'une sauvage orthodoxie qu'il entendit de moi !


Cependant je n'en ai pas fini sur cette conversation caractéristique ; car elle me paraît instructive.


On voit ce que j'en pense, et que je ne me juge pas avec ménagement. Mais maintenant que j'ai fait justice du mal, je crois que tout n'est pas dit sur ce point ; et que, dans la réponse que je viens de commenter, tout n'était pas péché, tant s'en faut. Quiconque a essayé de faire fortement le bien dans ce monde, et d'y combattre vivement le mal, se sera vu harcelé de gens prudents et doux, qui lui auront dit qu'il ne fallait pas aller si fort, qu'il fallait se modérer, ou plus crûment encore, qu'il ne fallait pas se compromettre. J'ai vu cela pendant toute ma vie : j'ai vu, il n'y a que peu d'années, des hommes qui passent pour pieux, me reprocher d'avoir signalé à l'indignation publique les horreurs qu'endurent de pauvres détenus qui n'ont aucun moyen de faire connaître leurs souffrances inouïes : partout et toujours quand il a fallu agir avec énergie, j'ai entendu siffler à mes oreilles d'éternelles exhortations à la prudence et à la modération, tandis qu'il n'y a pas une voix sur mille qui vienne vous pousser au zèle et au dévouement. Or, voilà le sentiment que j'éprouvais dès l'époque où nous sommes arrivés : voilà ce que j'éprouvais parfois, même auprès de mon père bien aimé. N'est-il pas bien naturel qu'un jeune homme engagé dans une lutte brûlante, seul, ou presque seul, contre une multitude ; qu'un jeune homme qui n'a pas trop de toutes ses forces pour soutenir le combat, et qu'on vient sans cesse prendre par le bras pour le modérer, éprouve quelques mouvements d'impatience ? Je dis plus encore, n'est-ce pas son devoir de repousser les appels continuels aux ménagements ? Sans doute la perfection de la conduite c'est de savoir allier la charité à la force. Mais pourquoi vouloir toujours la perfection dans une de ces vertus et jamais dans l'autre ? Et puis, de quel droit exige-t-on la perfection chez autrui, quand on ne l'a pas soi-même ? Pourquoi surtout confondre toujours la douceur avec la charité, et dire qu'on manque de charité dès qu'on est vrai et sévère ? On se rappelle le mot de Jésus à cet égard, ce mot que j'ose citer, maintenant qu'on voit dans quel sens je le cite : « Celui qui ne haït pas son père, sa mère et même sa propre vie pour l'amour de moi, n'est pas digne de moi. » Mon tort dans cette affaire, et dans tant d'autres semblables, n'a donc pas été d'être trop sévère, mais de n'avoir pas eu en même temps une charité proportionnée : aux hommes brusques il ne faut pas ôter de la force ; il faut leur donner, si on le peut, de l'onction.—Je reviens à mon histoire.


Voilà le jeune homme qui partait pour son premier poste. Voilà comment je quittais ma famille et Genève, Genève, alors encore l'ancienne Genève, avec ma femme et mon fils aîné. C'était le 19 octobre 1816.


Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva.

Je ne devais y reparaître que pour y être traité de sectaire par des sociniens, et de mauvais Génevois, par un magistrat né Savoyard ; puis pour répondre à ceux qui me traitaient ainsi : « C'est toi qui es cet homme-là. » — Je parle de mon procès de 1826, qui eut lieu dix ans plus tard.


(1) On dit que ce mot n'est pas français. Quand l'académie nous en donnera un qui le remplace, je le substituerai à celui-ci avec empressement. En attendant je le garde.

Ami Bost

Mémoires par Ami Bost (1854) : I & II - III (supplément)



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