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La religion de Genève


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ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers

dirigée par Diderot & d'Alembert
(XVIIIe siècle)
La religion de Genève

Il nous reste à parler de la religion de Genève ; c'est la partie de cet article qui intéresse peut-être le plus les philosophes. Nous allons donc entrer dans ce détail ; mais nous prions nos lecteurs de se souvenir que nous ne sommes ici qu'historiens, et non controversistes. Nos articles de Théologie sont destinés à servir d'antidote à celui-ci, et raconter n'est pas approuver. (1)


La constitution ecclésiastique de Genève est purement presbytérienne ; point d'évêques, encore moins de chanoines : ce n'est pas qu'on desapprouve l'épiscopat ; mais comme on ne le croit pas de droit divin, on a pensé que des pasteurs moins riches et moins importans que des évêques, convenoient mieux à une petite république.


Les ministres sont ou pasteurs, comme nos curés, ou postulans, comme nos prêtres sans bénéfice. Le revenu des pasteurs ne va pas au-delà de 1200 liv. sans aucun casuel ; c'est l'état qui le donne, car l'église n'a rien. Les ministres ne sont reçus qu'à vingt-quatre ans, après des examens qui sont très-rigides, quant à la science et quant aux moeurs, et dont il seroit à souhaiter que la plûpart de nos églises catholiques suivissent l'exemple.


Les ecclésiastiques n'ont rien à faire dans les funérailles ; c'est un acte de simple police, qui se fait sans appareil : on croit à Genève qu'il est ridicule d'être fastueux après la mort. On enterre dans un vaste cimetiere assez éloigné de la ville, usage qui devroit être suivi par-tout.


Le clergé de Genève a des moeurs exemplaires : les ministres vivent dans une grande union ; on ne les voit point, comme dans d'autres pays, disputer entr'eux avec aigreur sur des matieres inintelligibles, se persécuter mutuellement, s'accuser indécemment auprès des magistrats : il s'en faut cependant beaucoup qu'ils pensent tous de même sur les articles qu'on regarde ailleurs comme les plus importans à la religion. Plusieurs ne croyent plus la divinité de Jesus-Christ, dont Calvin leur chef étoit si zélé défenseur, et pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce supplice, qui fait quelque tort à la charité et à la modération de leur patriarche, ils n'entreprennent point de le justifier ; ils avouent que Calvin fit une action très-blâmable, et ils se contentent (si c'est un catholique qui leur parle) d'opposer au supplice de Servet cette abominable journée de la S. Barthélemy, que tout bon françois désireroit d'effacer de notre histoire avec son sang, et ce supplice de Jean Hus, que les Catholiques mêmes, disent-ils, n'entreprennent plus de justifier, où l'humanité et la bonne-foi furent également violées, et qui doit couvrir la mémoire de l'empereur Sigismond d'un opprobre éternel.


« Ce n'est pas, dit M. de Voltaire, un petit exemple du progrès de la raison humaine, qu'on ait imprimé à Genève avec l'approbation publique (dans l'essai sur l'histoire universelle du même auteur), que Calvin avoit une ame atroce, aussi-bien qu'un esprit éclairé. Le meurtre de Servet paroît aujourd'hui abominable ». Nous croyons que les éloges dûs à cette noble liberté de penser et d'écrire, sont à partager également entre l'auteur, son siecle, et Genève. Combien de pays où la Philosophie n'a pas fait moins de progrès, mais où la vérité est encore captive, où la raison n'ose élever la voix pour foudroyer ce qu'elle condamne en silence, où même trop d'écrivains pusillanimes qu'on appelle sages, respectent les préjugés qu'ils pourroient combattre avec autant de décence que de sûreté ?


L'enfer, un des points principaux de notre croyance, n'en est pas un aujourd'hui pour plusieurs ministres de Genève ; ce seroit, selon eux, faire injure à la divinité, d'imaginer que cet être plein de bonté et de justice, fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu'ils peuvent les passages formels de l'Ecriture qui sont contraires à leur opinion, prétendant qu'il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres saints, tout ce qui paroît blesser l'humanité et la raison. Ils croyent donc qu'il y a des peines dans une autre vie, mais pour un tems ; ainsi le purgatoire, qui a été une des principales causes de la séparation des Protestans d'avec l'Eglise romaine, est aujourd'hui la seule peine que plusieurs d'entr'eux admettent après la mort : nouveau trait à ajoûter à l'histoire des contradictions humaines.


Pour tout dire en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n'ont d'autre religion qu'un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu'on appelle mysteres, et s'imaginant que le premier principe d'une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison : aussi quand on les presse sur la nécessité de la révélation, ce dogme si essentiel du Christianisme, plusieurs y substituent le terme d'utilité, qui leur paroît plus doux : en cela s'ils ne sont pas orthodoxes, ils sont au-moins conséquens à leurs principes. (2)


Un clergé qui pense ainsi doit être tolérant, et l'est en effet assez pour n'être pas regardé de bon oeil par les ministres des autres églises réformées. On peut dire encore, sans prétendre approuver d'ailleurs la religion de Genève, qu'il y a peu de pays où les théologiens et les ecclésiastiques soient plus ennemis de la superstition. Mais en recompense, comme l'intolérance et la superstition ne servent qu'à multiplier les incrédules, on se plaint moins à Genève qu'ailleurs des progrès de l'incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre : la religion y est presque réduite à l'adoration d'un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n'est pas peuple : le respect pour J. C. et pour les Ecritures, sont peut-être la seule chose qui distingue d'un pur déisme le christianisme de Genève.


Les ecclésiastiques font encore mieux à Genève que d'être tolérans ; ils se renferment uniquement dans leurs fonctions, en donnant les premiers aux citoyens l'exemple de la soûmission aux lois. Le consistoire établi pour veiller sur les moeurs, n'inflige que des peines spirituelles. La grande querelle du sacerdoce et de l'empire, qui dans des siecles d'ignorance a ébranlé la couronne de tant d'empereurs, et qui, comme nous ne le savons que trop, cause des troubles fâcheux dans des siecles plus éclairés, n'est point connue à Genève ; le clergé n'y fait rien sans l'approbation des magistrats.


Le culte est fort simple ; point d'images, point de luminaire, point d'ornemens dans les églises. On vient pourtant de donner à la cathédrale un portail d'assez bon goût ; peut-être parviendra-t-on peu-à-peu à décorer l'intérieur des temples. Où seroit en effet l'inconvénient d'avoir des tableaux et des statues, en avertissant le peuple, si l'on vouloit, de ne leur rendre aucun culte, et de ne les regarder que comme des monumens destinés à retracer d'une maniere frappante et agréable les principaux évenemens de la religion ? Les Arts y gagneroient sans que la superstition en profitât. Nous parlons ici, comme le lecteur doit le sentir, dans les principes des pasteurs génevois, et non dans ceux de l'Eglise catholique.


Le service divin renferme deux choses, les prédications, et le chant. Les prédications se bornent presqu'uniquement à la morale, et n'en valent que mieux. Le chant est d'assez mauvais goût, et les vers françois qu'on chante, plus mauvais encore. Il faut espérer que Genève se réformera sur ces deux points. On vient de placer une orgue dans la cathédrale, et peut-être parviendra-t-on à loüer Dieu en meilleur langage et en meilleure musique. Du reste la vérité nous oblige de dire que l'être suprème est honoré à Genève avec une décence et un recueillement qu'on ne remarque point dans nos églises.


Nous ne donnerons peut-être pas d'aussi grands articles aux plus vastes monarchies ; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n'est pas moins intéressante que l'histoire des grands empires, et ce n'est peut-être que dans les petits états qu'on peut trouver le modele d'une parfaite administration politique. Si la religion ne nous permet pas de penser que les Génevois ayent efficacement travaillé à leur bonheur dans l'autre monde, la raison nous oblige à croire qu'ils sont à-peu-près aussi heureux qu'on le peut être dans celui-ci :


O fortunatos nimium, sua si bona norint !

Jean Le Rond d'Alembert
Notes
 
1- Nous renvoyons donc nos lecteurs aux mots eucharistie, enfer, foi, christianisme, etc. pour les prémunir d'avance contre ce que nous allons dire.
 
2- Voyez socinianisme

3- O fortunatos nimium, sua si bona norint !
Trop heureux s'ils connaissaient leur bonheur !
Virgile, Géorgiques, II

Genève, histoire, géographie, art, culture, dans l'Encyclopédie

Le philosophe dans l'Encyclopédie

J. J. Rousseau, citoyen de Genève à Mr d'Alembert sur son article Genève dans l'Encyclopédie et plus particulièrement sur le projet d'établir un théâtre de comédie en cette ville (1758)

Lettre de M. d'Alembert à M. J. J. Rousseau sur l'article Genève de l'Encyclopédie, avec quelques autres pièces qui y sont relatives (1759)

Article Genève, tiré du septième volume de l'Encyclopédie

Extraits des registres de la vénérable compagnie des pasteurs & professeurs de l'Église & de l'Académie de Genève, du 10 février 1758

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