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étymologie
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ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers

dirigée par Diderot & d'Alembert
(XVIIIe siècle)
Étymologie (II) Sources des conjectures étymologiques

En matiere d'étymologie, comme en toute autre matière, l'invention n'a point de règles bien déterminées. Dans les recherches où les objets se présentent à nous, où il ne faut que regarder et voir, dans celles aussi qu'on peut soumettre à la rigueur des démonstrations, il est possible de prescrire à l'esprit une marche invariable qui le mène sûrement à la vérité : mais toutes les fois qu'on ne s'en tient pas à observer simplement ou à déduire des conséquences de principes connus, il faut deviner ; c'est-à-dire qu'il faut, dans le champ immense des suppositions possibles, en saisir une au hasard, puis une seconde, et plusieurs successivement, jusqu'à ce qu'on ait rencontré l'unique vraie. C'est ce qui seroit impossible, si la gradation qui se trouve dans la liaison de tous les êtres, et la loi de continuité généralement observée dans la nature, n'établissoient entre certains faits, et un certain ordre d'autres faits propres à leur servir de causes, une espece de voisinage qui diminue beaucoup l'embarras du choix, en présentant à l'esprit une étendue moins vague, et en le ramenant d'abord du possible au vraisemblable ; l'analogie lui trace des routes où il marche d'un pas plus sûr : des causes déjà connues indiquent des causes semblables pour des effets semblables. Ainsi une mémoire vaste et remplie, autant qu'il est possible, de toutes les connoissances relatives à l'objet dont on s'occupe, un esprit exercé à observer dans tous les changemens qui le frappent, l'enchaînement des effets et des causes, et à en tirer des analogies ; sur-tout l'habitude de se livrer à la méditation, ou, pour mieux dire peut-être, à cette rêverie nonchalante dans laquelle l'ame semble renoncer au droit d'appeller ses pensées, pour les voir en quelque sorte passer toutes devant elles, et pour contempler, dans cette confusion apparente, une foule de tableaux et d'assemblages inattendus, produits par la fluctuation rapide des idées, que des liens aussi imperceptibles que multipliés amènent à la suite les unes des autres ; voilà, non les règles de l'invention, mais les dispositions nécessaires à quiconque veut inventer, dans quelque genre que ce soit ; et nous n'avons plus ici qu'à en faire l'application aux recherches étymologiques, en indiquant les rapports les plus frappans, et les principales analogies qui peuvent servir de fondement à des conjectures vraisemblables. <\p>

1°. Il est naturel de ne pas chercher d'abord loin de soi ce qu'on peut trouver sous sa main. L'examen attentif du mot même dont on cherche l'étymologie, et de tout ce qu'il emprunte, si j'ose ainsi parler, de l'analogie propre de sa langue, est donc le premier pas à faire. Si c'est un dérivé, il faut le rappeller à sa racine, en le dépouillant de cet appareil de terminaisons et d'inflexions grammaticales qui le déguisent ; si c'est un composé, il faut en séparer les différentes parties : ainsi la connoissance profonde de la langue dont on veut éclaircir les origines, de sa grammaire, de son analogie, est le préliminaire le plus indispensable pour cette étude. <\p>

2°. Souvent le résultat de cette décomposition se termine à des mots absolument hors d'usage ; il ne faut pas perdre, pour cela, l'espérance de les éclaircir, sans recourir à une langue étrangère : la langue même dont on s'occupe s'est altérée avec le tems ; l'étude des révolutions qu'elle a essuyées fera voir dans les monumens des siècles passés ces mêmes mots dont l'usage s'est perdu, et dont on a conservé les dérivés ; la lecture des anciennes chartes et des vieux glossaires en découvrira beaucoup ; les dialectes ou patois usités dans les différentes provinces, qui n'ont pas subi autant de variations que la langue polie, ou qui du moins n'ont pas subi les mêmes, en contiennent aussi un grand nombre : c'est là qu'il faut chercher. <\p>

3°. Quelquefois les changemens arrivés dans la prononciation effacent dans le dérivé presque tous les vestiges de sa racine. L'étude de l'ancien langage et des dialectes, fournira aussi des exemples des variations les plus communes de la prononciation ; et ces exemples autoriseront à supposer des variations pareilles dans d'autres cas. L'ortographe, qui se conserve lorsque la prononciation change, devient un témoin assez sûr de l'ancien état de la langue, et indique aux étymologistes la filiation des mots, lorsque la prononciation la leur déguise. <\p>

4°. Le problème devient plus compliqué, lorsque les variations dans le sens concourent avec les changemens de la prononciation. Toutes sortes de tropes et de métaphores détournent la signification des mots ; le sens figuré fait oublier peu-à-peu le sens propre, et devient quelquefois à son tour le fondement d'une nouvelle figure ; ensorte qu'à la longue le mot ne conserve plus aucun rapport avec sa première signification. Pour retrouver la trace de ces changemens entés les uns sur les autres, il faut connoître les fondemens les plus ordinaires des tropes et des métaphores ; il faut étudier les différens points de vûe sous lesquels les hommes ont envisagé les différens objets, les rapports, les analogies entre les idées, qui rendent les figures plus naturelles ou plus justes. En général, l'exemple du présent est ce qui peut le mieux diriger nos conjectures sur le passé ; les métaphores que produisent à chaque instant sous nos yeux les enfans, les gens grossiers, et même les gens d'esprit, ont dû se présenter à nos peres ; car le besoin donne de l'esprit à tout le monde : or une grande partie de ces métaphores devenues habituelles dans nos langues, sont l'ouvrage du besoin : les hommes pour designer aux autres les idées intellectuelles et morales, ne pouvant employer que les noms des objets sensibles : c'est par cette raison, et parce que la nécessité n'est pas délicate, que le peu de justesse des métaphores n'autorise pas toûjours à les rejetter des conjectures étymologiques. Il y a des exemples de ces sens détournés, très-bisarres en apparence, et qui sont indubitables. <\p>

5°. Il n'y a aucune langue dans l'état actuel des choses qui ne soit formée du mélange ou de l'altération de langues plus anciennes, dans lesquelles on doit retrouver une grande partie des racines de la langue nouvelle : lorsqu'on a poussé aussi loin qu'il est possible, sans sortir de celle-ci, la décomposition et la filiation des mots, c'est à ces langues étrangeres qu'il faut recourir. Lorsqu'on sait les principales langues des peuples voisins, ou qui ont occupé autrefois le même pays, on n'a pas de peine à découvrir quelles sont celles d'où dérive immédiatement une langue donnée, parce qu'il est impossible qu'il ne s'y trouve une très-grande quantité de mots communs à celle-ci, et si peu déguisés que la dérivation n'en peut être contestée : c'est ainsi qu'il n'est pas nécessaire d'être versé dans l'art étymologique, pour savoir que le françois et les autres langues modernes du midi de l'Europe se sont formées par la corruption du latin mêlé avec le langage des nations qui ont détruit l'Empire romain. Cette connoissance grossiere, où mene la connoissance purement historique des invasions successives du pays, par différens peuples, indiquent suffisamment aux étymologistes dans quelles langues ils doivent chercher les origines de celle qu'ils étudient. <\p>

6°. Lorsqu'on veut tirer les mots d'une langue moderne d'une ancienne, les mots françois, par exemple, du latin, il est très-bon d'étudier cette langue, non-seulement dans sa pureté et dans les ouvrages des bons auteurs, mais encore dans les tours les plus corrompus, dans le langage du plus bas peuple et des provinces. Les personnes élevées avec soin et instruites de la pureté du langage, s'attachent ordinairement à parler chaque langue, sans la mêler avec d'autres : c'est le peuple grossier qui a le plus contribué à la formation des nouveaux langages ; c'est lui qui ne parlant que pour le besoin de se faire entendre, néglige toutes les lois de l'analogie, ne se refuse à l'usage d'aucun mot, sous prétexte qu'il est étranger, dès que l'habitude le lui a rendu familier ; c'est de lui que le nouvel habitant est forcé, par les nécessités de la vie et du commerce, d'adopter un plus grand nombre de mots ; enfin c'est toûjours par le bas peuple que commence ce langage mitoyen qui s'établit nécessairement entre deux nations rapprochées, par un commerce quelconque, parce que de part et d'autre, personne ne voulant se donner la peine d'apprendre une langue étrangère, chacun de son côté en adopte un peu, et cède un peu de la sienne. <\p>

7°. Lorsque de cette langue primitive plusieurs se sont formées à la fois dans différens pays, l'étude de ces différentes langues, de leurs dialectes, des variations qu'elles ont éprouvées ; la comparaison de la manière différente dont elles ont altéré les mêmes inflexions, ou les mêmes sons de la langue mere, en se les rendant propres ; celle des directions opposées, si j'ose ainsi parler, suivant lesquelles elles ont détourné le sens des mêmes expressions ; la suite de cette comparaison, dans tout le cours de leur progrès, et dans leurs différentes époques, serviront beaucoup à donner des vûes pour les origines de chacune d'entr'elles : ainsi l'italien et le gascon qui viennent du latin, comme le françois, présentent souvent le mot intermédiaire entre un mot françois et un mot latin, dont le passage eût paru trop brusque et trop peu vraisemblable, si on eût voulu tirer immédiatement l'un de l'autre, soit que le mot ne soit effectivement devenu françois que parce qu'il a été emprunté de l'italien ou du gascon, ce qui est très-fréquent, soit qu'autrefois ces trois langues ayent été moins différentes qu'elles ne le sont aujourd'hui. <\p>

8°. Quand plusieurs langues ont été parlées dans le même pays et dans le même tems, les traductions réciproques de l'une à l'autre fournissent aux étymologistes une foule de conjectures précieuses. Ainsi pendant que notre langue et les autres langues modernes se formoient, tous les actes s'écrivoient en latin ; et dans ceux qui ont été conservés, le mot latin nous indique très-souvent l'origine du mot françois, que les altérations successives de la prononciation nous auroient dérobée : c'est cette voie qui nous a appris que métier vient de ministerium ; marguillier, de matricularius, etc. Le dictionnaire de Ménage est rempli de ces sortes d'étymologies, et le glossaire de Ducange en est une source inépuisable. Ces mêmes traductions ont l'avantage de nous procurer des exemples constatés d'altérations très-considérables dans la prononciation des mots, et de différences très-singulières entre le dérivé et le primitif, qui sont sur-tout très-fréquentes dans les noms des saints ; et ces exemples peuvent autoriser à former des conjectures auxquelles, sans eux, on n'auroit osé se livrer. M. Freret a fait usage de ces traductions d'une langue à une autre, dans sa dissertation sur le mot dunum, où, pour prouver que cette terminaison celtique signifie une ville, et non pas une montagne, il allegue que les Bretons du pays de Galles ont traduit ce mot dans le nom de plusieurs villes, par le mot de caër, et les Saxons par le mot de burgh, qui signifient incontestablement ville : il cite en particulier la ville de Dumbarton, en gallois, Caërbriton ; et celle d'Edimbourg, appellée par les anciens Bretons Dun-eden, et par les Gallois d'aujourd'hui Caër-eden. <\p>

9°. Indépendamment de ce que chaque langue tient de celles qui ont concouru à sa première formation, il n'en est aucune qui n'acquière journellement des mots nouveaux, qu'elle emprunte de ses voisins et de tous les peuples avec lesquels elle a quelque commerce. C'est sur-tout lorsqu'une nation reçoit d'une autre quelque connoissance ou quelque art nouveau, qu'elle en adopte en même tems les termes. Le nom de boussole nous est venu des Italiens, avec l'usage de cet instrument. Un grand nombre de termes de l'art de la Verrerie sont italiens, parce que cet art nous est venu de Venise. La Minéralogie est pleine de mots allemands. Les Grecs ayant été les premiers inventeurs des Arts et des Sciences, et le reste de l'Europe les ayant reçûs d'eux, c'est à cette cause qu'on doit rapporter l'usage général parmi toutes les nations européennes, de donner des noms grecs à presque tous les objets scientifiques. Un étymologiste doit donc encore connoître cette source, et diriger ses conjectures d'après toutes ces observations, et d'après l'histoire de chaque art en particulier. <\p>

10°. Tous les peuples de la terre se sont mêlés en tant de manières différentes ; et le mélange des langues est une suite si nécessaire du mélange des peuples, qu'il est impossible de limiter le champ ouvert aux conjectures des étymologistes. Par exemple, on voudra du petit nombre de langues dont une langue s'est formée immédiatement, remonter à des langues plus anciennes : souvent même quelques-unes de ces langues seront totalement perdues : le celtique, dont notre langue françoise a pris plusieurs racines, est dans ce cas ; on en rassemblera les vestiges épars dans l'irlandois, le gallois, le bas breton, dans les anciens noms des lieux de la Gaule, etc. le saxon, le gothique, et les différens dialectes anciens et modernes de la langue germanique, nous rendront en partie la langue des Francs. On examinera soigneusement ce qui s'est conservé de la langue des premiers maîtres du pays, dans quelques cantons particuliers, comme la basse Bretagne, la Biscaye, l'Epire, dont l'âpreté du sol et la bravoure des habitans ont écarté les conquérans postérieurs. L'histoire indiquera les invasions faites dans les tems les plus reculés, les colonies établies sur les côtes par les étrangers, les différentes nations que le commerce ou la nécessité de chercher un asyle, a conduits successivement dans une contrée. On sait que le commerce des Phéniciens s'est étendu sur toutes les côtes de la Méditerranée, dans un tems où les autres peuples étoient encore barbares ; qu'ils y ont établi un très-grand nombre de colonies ; que Carthage, une de ces colonies, a dominé sur une partie de l'Afrique, et s'est soûmis presque toute l'Espagne méridionale. On peut donc chercher dans le phénicien ou l'hébreu un grand nombre de mots grecs, latins, espagnols, etc. On pourra par la même raison supposer que les Phocéens établis à Marseille, ont porté dans la Gaule méridionale plusieurs mots grecs. Au défaut même de l'histoire on peut quelquefois fonder ses suppositions sur les mélanges de peuples plus anciens que les histoires même. Les courses connues des Goths et des autres nations septentrionales d'un bout de l'Europe à l'autre ; celles des Gaulois et des Cimmériens dans des siècles plus éloignés ; celles des Scythes en Asie, donnent droit de soupçonner des migrations semblables, dont les dates trop reculées seront restées inconnues, parce qu'il n'y avoit point alors de nations policées pour en conserver la mémoire, et par conséquent le mélange de toutes les nations de l'Europe et de leurs langues, qui a dû en résulter. Ce soupçon, tout vague qu'il est, peut être confirmé par des étymologies qui en supposeront la réalité, si d'ailleurs elles portent avec elles un caractere marqué de vraisemblance ; et dès-lors on sera autorisé à recourir encore à des suppositions semblables, pour trouver d'autres étymologies. Ἀμελγειν, traire le lait, composé de l' privatif et de la racine μελ, lait ; mulgeo et mulceo en latin, se rapportent manifestement à la racine milk ou mulk, qui signifie lait dans toutes les langues du Nord ; cependant cette racine n'existe seule ni en grec ni en latin. Les mots styern, suédois, star, anglais, ἀστήρ, grec, stella, latin, ne sont-ils pas évidemment la même racine, ainsi que le mot μήνη, la lune, d'où mensis en latin : et les mots moon, anglais, maan, danois, mond, allemand ? Des étymologies si bien vérifiées, m'indiquent des rapports étonnans entre les langues polies des Grecs et des Romains, et les langues grossieres des peuples du Nord. Je me prêterai donc, quoiqu'avec réserve, aux étymologies d'ailleurs probables qu'on fondera sur ces mêlanges anciens des nations, et de leurs langages. <\p>

11°. La connoissance générale des langues dont on peut tirer des secours pour éclaircir les origines d'une langue donnée, montre plûtôt aux étymologistes l'espace où ils peuvent étendre leurs conjectures, qu'elle ne peut servir à les diriger ; il faut que ceux-ci tirent de l'examen du mot même dont ils cherchent l'origine, des circonstances ou des analogies sur lesquelles ils puissent s'appuyer. Le sens est le premier guide qui se présente : la connoissance détaillée de la chose exprimée par le mot, et de ses circonstances principales, peut ouvrir des vûes. Par exemple, si c'est un lieu, sa situation sur une montagne ou dans une vallée ; si c'est une rivière, sa rapidité, sa profondeur ; si c'est un instrument, son usage ou sa forme ; si c'est une couleur, le nom des objets les plus communs ; les plus visibles auxquels elle appartient ; si c'est une qualité, une notion abstraite, un être en un mot, qui ne tombe pas sous les sens, il faudra étudier la manière dont les hommes sont parvenus à s'en former l'idée, et quels sont les objets sensibles dont ils ont pû se servir pour faire naître la même idée dans l'esprit des autres hommes, par voie de comparaison ou autrement. La théorie philosophique de l'origine du langage et de ses progrès, des causes de l'imposition primitive des noms, est la lumiere la plus sûre qu'on puisse consulter ; elle montre autant de sources aux étymologistes, qu'elle établit de résultats généraux, et qu'elle décrit de pas de l'esprit humain dans l'invention des langues. Si l'on vouloit entrer ici dans les détails, chaque objet fourniroit des indications particulieres qui dépendent de sa nature, de celui de nos sens par lequel il a été connu, de la maniere dont il a frappé les hommes, et de ses rapports avec les autres objets, soit réels, soit imaginaires. Il est donc inutile de s'appesantir sur une matiere qu'on pourroit à peine effleurer ; l'article ORIGINE DES LANGUES, auquel nous renvoyons, ne pourra même renfermer que les principes les plus généraux : les détails et l'application ne peuvent être le fruit que d'un examen attentif de chaque objet en particulier. L'exemple des étymologies déjà connues, et l'analogie qui en résulte, sont le secours le plus général dont on puisse s'aider dans cette sorte de conjectures, comme dans toutes les autres, et nous en avons déjà parlé. Ce sera encore une chose très-utile de se supposer soi-même à la place de ceux qui ont eu à donner des noms aux objets, pourvû qu'on se mette bien à leur place, et qu'on oublie de bonne-foi tout ce qu'ils ne devoient pas savoir ; on connoîtra par soi-même, avec la difficulté, toutes les ressources et les adresses du besoin pour la vaincre : l'on formera des conjectures vraisemblables sur les idées qu'ont voulu exprimer les premiers nomenclateurs, et l'on cherchera dans les langues anciennes les mots qui répondent à ces idées. <\p>

12°. Je ne sai si en matiere de conjectures étymologiques, les analogies fondées sur la signification des mots, sont préférables à celles qui ne sont tirées que du son même. Le son paroît appartenir directement à la substance même du mot ; mais la vérité est que l'un sans l'autre n'est rien, et qu'ainsi l'un et l'autre rapport doivent être perpétuellement combinés dans toutes nos recherches. Quoi qu'il en soit, non-seulement la ressemblance des sons, mais encore des rapports plus ou moins éloignés, servent à guider les étymologistes du dérivé à son primitif. Dans ce genre rien peut-être ne peut borner les inductions, et tout peut leur servir de fondement, depuis la ressemblance totale, qui, lorsqu'elle concourt avec le sens, établit l'identité des racines jusqu'aux ressemblances les plus legeres ; on peut ajoûter, jusqu'au caractère particulier de certaines différences. Les sons se distinguent en voyelles et en consonnes, et les voyelles sont breves ou longues. La ressemblance dans les sons suffit pour supposer des étymologies, sans aucun égard à la quantité, qui varie souvent dans la même langue d'une génération à l'autre, ou d'une ville à une ville voisine : il seroit superflu d'en citer des exemples. Lors même que les sons ne sont pas entièrement les mêmes, si les consonnes se ressemblent, on n'aura pas beaucoup d'égard à la différence des voyelles ; effectivement l'expérience nous prouve qu'elles sont beaucoup plus sujettes à varier que les consonnes : ainsi les Anglois, en écrivant grace comme nous, prononcent grêce. Les Grecs modernes prononcent ita et épsilon, ce que les anciens prononçoient èta et upsilon : ce que les Latins prononçoient ou, nous le prononçons u. On ne s'arrête pas même lorsqu'il y a quelque différence entre les consonnes, pourvû qu'il reste entr'elles quelqu'analogie, et que les consonnes correspondantes dans le dérivé et dans le primitif, se forment par des mouvemens semblables des organes ; ensorte que la prononciation, en devenant plus forte ou plus foible, puisse changer aisément l'une en l'autre. D'après les observations faites sur les changemens habituels de certaines consonnes en d'autres, les Grammairiens les ont rangées par classes, relatives aux différens organes qui servent à les former : ainsi le p, le b et l'm sont rangés dans la classe des lettres labiales, parce qu'on les prononce avec les levres (Voy. au mot LETTRES, quelques considérations sur le rapport des lettres avec les organes). Toutes les fois donc que le changement ne se fait que d'une consonne à une autre consonne du même organe, l'altération du dérivé n'est point encore assez grande pour faire méconnoître le primitif. On étend même ce principe plus loin ; car il suffit que le changement d'une consonne en une autre soit prouvé par un grand nombre d'exemples, pour qu'on se permette de le supposer ; et véritablement on a toûjours droit d'établir une supposition dont les faits prouvent la possibilité. <\p>

13°. En même tems que la facilité qu'ont les lettres à se transformer les unes dans les autres, donne aux étymologistes une liberté illimitée de conjecturer, sans égard à la quantité prosodique des syllabes, au son des voyelles, et presque sans égard aux consonnes mêmes, il est cependant vrai que toutes ces choses, sans en excepter la quantité, servent quelquefois à indiquer des conjectures heureuses. Une syllabe longue (je prends exprès pour exemple la quantité, parce que qui prouve le plus prouve le moins) ; une syllabe longue autorise souvent à supposer la contraction de deux voyelles, et même le retranchement d'une consonne intermédiaire. Je cherche l'étymologie de pinus ; et comme la première syllabe de pinus est longue, je suis porté à penser qu'elle est formée des deux premieres du mot picinus, dérivé de pix ; et qui seroit effectivement le nom du pin, si on avoit voulu le définir par la principale de ses productions. Je sai que l'x, le c, le g, toutes lettres gutturales, se retranchent souvent en latin, lorsqu'elles sont placées entre deux voyelles ; et qu'alors les deux syllabes se confondent en une seule, qui reste longue : maxilla, axilla, vexillum, texela, mala, ala ; velum, tela. <\p>

14°. Ce n'est pas que ces syllabes contractées et réduites à une seule syllabe longue, ne puissent, en passant dans une autre langue, ou même par le seul laps de tems, devenir brèves : aussi ces sortes d'inductions sur la quantité des syllabes, sur l'identité des voyelles, sur l'analogie des consonnes, ne peuvent guère être d'usage que lorsqu'il s'agit d'une dérivation immédiate. Lorsque les degrés de filiation se multiplient, les degrés d'altération se multiplient aussi à un tel point, que le mot n'est souvent plus reconnoissable. En vain prétendroit-on exclure les transformations de lettres en d'autres lettres très-éloignées. Il n'y a qu'à supposer un plus grand nombre d'altérations intermédiaires, et deux lettres qui ne pouvoient se substituer immédiatement l'une à l'autre, se rapprocheront par le moyen d'une troisieme. Qu'y a-t-il de plus éloigné qu'un b et un v ? cependant le b a souvent pris la place de l'u consonne ou du digamma éolique. Le digamma éolique, dans un très-grand nombre de mots adoptés par les Latins, a été substitué à l'esprit rude des Grecs, qui n'est autre chose que notre h, et quelquefois même à l'esprit doux ; témoin ἴσπερος, vesper, ἦρ, ver, etc. De son côté l's a été substituée dans beaucoup d'autres mots latins, à l'esprit rude des Grecs ; ὑπέρ, super, ίξ, sex, ὑς, sus, etc. La même aspiration a donc pû se changer indifféremment en b et en s. Qu'on jette les yeux sur le Vocabulaire hagiologique de l'abbé Chatelain, imprimé à la tête du Dictionnaire de Menage, et l'on se convaincra par les prodigieux changemens qu'ont subi les noms des saints depuis un petit nombre de siècles, qu'il n'y a aucune étymologie, quelque bizarre qu'elle paroisse, qu'on ne puisse justifier par des exemples avérés ; et que par cette voie on peut, au moyen des variations intermédiaires multipliées à volonté, démontrer la possibilité du changement d'un son quelconque, en tout autre son donné. En effet, il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier coup d'œil, que celle de jour tirée de dies ; et il y en a peu d'aussi certaine. Qu'on réfléchisse de plus que la variété des métaphores entées les unes sur les autres, a produit des bisarreries peut-être plus grandes, et propres à justifier par conséquent des étymologies aussi éloignées par rapport au sens, que les autres le sont par rapport au son. Il faut donc avoüer que tout a pû se changer en tout, et qu'on n'a droit de regarder aucune supposition étymologique comme absolument impossible. Mais que faut-il conclure de-là ? qu'on peut se livrer avec tant de savans hommes à l'arbitraire des conjectures, et bâtir sur des fondemens aussi ruineux de vastes systèmes d'érudition ; ou bien qu'on doit regarder l'étude des étymologies comme un jeu puérile, bon seulement pour amuser des enfans ? Il faut prendre un juste milieu. Il est bien vrai qu'à mesure qu'on suit l'origine des mots, en remontant de degré en degré, les altérations se multiplient, soit dans la prononciation, soit dans les sons, parce que, excepté les seules inflexions grammaticales, chaque passage est une altération dans l'un et dans l'autre ; par conséquent la liberté de conjecturer s'étend en même raison. Mais cette liberté, qu'est-elle ? sinon l'effet d'une incertitude qui augmente toûjours. Cela peut-il empêcher qu'on ne puisse discuter de plus près les dérivations les plus immédiates, et même quelques autres étymologies qui compensent par l'accumulation d'un plus grand nombre de probabilités, la distance plus grande entre le primitif et le dérivé, et le peu de ressemblance entre l'un et l'autre, soit dans le sens, soit dans la prononciation. Il faut donc, non pas renoncer à rien savoir dans ce genre ; mais seulement se résoudre à beaucoup ignorer. Il faut, puisqu'il y a des étymologies certaines, d'autres simplement probables, et quelques-unes évidemment fausses, étudier les caractères qui distinguent les unes des autres, pour apprendre, sinon à ne se tromper jamais, du moins à se tromper rarement. Dans cette vûe nous allons proposer quelques règles de critique, d'après lesquelles ou pourra vérifier ses propres conjectures et celles des autres. Cette vérification est la seconde partie et le complément de l'art étymologique. <\p>

Anne-Robert Turgot
suite : Principes de critique pour apprécier la certitude des étymologies

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