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La poésie celtique

par Ernest Renan


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La poésie des races celtiques



Lorsqu'en voyageant dans la presqu'île armoricaine on dépasse la région, plus rapprochée du continent, où se prolonge la physionomie gaie, mais commune, de la Normandie et du Maine, et qu'on entre dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom par la langue et la race, le plus brusque changement se fait sentir tout à coup. Un vent froid, plein de vague et de tristesse, s'élève et transporte l'âme vers d'autres pensées ; le sommet des arbres se dépouille et se tord ; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme ; le granit perce à chaque pas un sol trop maigre pour le revêtir ; une mer presque toujours sombre forme à l'horizon un cercle d'éternels gémissements. Même contraste dans les hommes : à la vulgarité normande, à une population grasse et plantureuse, contente de vivre, pleine de ses intérêts, égoïste comme tous ceux dont l'habitude est de jouir, succède une race timide, réservée, vivant toute au dedans, pesante en apparence, mais sentant profondément et portant dans ses instincts religieux une adorable délicatesse. Le même contraste frappe, dit-on, quand on passe de l'Angleterre au paya de Galles, de la basse Écosse, anglaise de langage et de mœurs, au paya des Gaëls du Nord, et aussi, avec une nuance sensiblement différente, quand on s'enfonce dans les parties de l'Irlande où la race est restée pure de tout mélange avec l'étranger. Il semble que l'on entre dans les couches souterraines d'un autre âge, et l'on ressent quelque chose des impressions que Dante nous fait éprouver quand il nous conduit d'un cercle à un autre de son enfer.


On ne réfléchit pas assez à ce qu'a d'étrange ce fait d'une antique race continuant jusqu'à nos jours et presque sous nos yeux sa vie dans quelques îles et presqu'îles perdues de l'occident, de plus en plus distraite, il est vrai, par des bruits du dehors, maie fidèle encore à sa langue, à ses souvenirs, à ses mœurs et à son esprit. On oublie surtout que ce petit peuple, resserré maintenant aux confins du monde, au milieu des rochers et des montagnes où ses ennemie n'ont pu le forcer, est en possession d'une littérature qui a exercé au Moyen Âge une immense influence, changé le tour de l'imagination européenne et imposé ses motifs poétiques à presque toute la chrétienté. Il ne faudrait pourtant qu'ouvrir les monuments authentiques du génie gallois pour se convaincre que la race qui les a créés a eu sa manière originale de sentir et de penser, que nulle part l'éternelle illusion ne se para de plus séduisantes couleurs, et que, dans le grand concert de l'espèce humaine, aucune famille n'égala celle-ci pour les sons pénétrants qui vont au cœur. Hélas ! elle est aussi condamnée à disparaître, cette émeraude des mers du couchant Arthur ne reviendra pas de son île enchantée, et saint Patrice avait raison de dire à Ossian : « Les héros que tu pleures sont morts ; peuvent-ils renaître ? » Il est temps de noter, avant qu'ils passent, les tons divins expirant ainsi à l'horizon devant le tumulte croissant de l'uniforme civilisation. Quand la critique ne servirait qu'à recueillir ces échos lointains et à rendre une voix aux races qui ne sont plus, ne serait-ce pas assez pour l'absoudre du reproche qu'on lui adresse trop souvent et sans raison de n'être que négative.



[…]

Si l'excellence des races devait être appréciée par la pureté de leur sang et l'inviolabilité de leur caractère, aucune, il faut l'avouer, ne pourrait le disputer en noblesse aux restes encore subsistants de la race celtique [1]. Jamais famille humaine n'a vécu plus isolée du monde et plus pure de tout mélange étranger. Resserrée sur la con quête dans des îles et des presqu'îles oubliées, elle a opposé une barrière infranchissable aux influences du dehors elle a tout tiré d'elle-même, et n'a vécu que de son propre fonds, De là cette puissante individualité, cette haine de l'étranger qui, jusqu'à nos jours, a formé le trait essentiel des peuples celtiques. La civilisation de Rome les atteignit à peine et ne laissa parmi eux que peu de traces. L'invasion germanique les refoula, mais ne les pénétra point. À l'heure qu'il est, ils résistent encore à use invasion bien autrement dangereuse, celle de la civilisation moderne, si destructive des variétés locales et des types nationaux. L'Irlande en particulier (et là peut-être est le secret de son irrémédiable faiblesse) est la seule terre de l'Europe où l'indigène puisse produire les titres de sa descendance, et désigner avec certitude, jusqu'aux ténèbres anté-historiques, la race d'où il est sorti.


C'est dans cette vie retirée, dans cette défiance contre tout ce qui vient du dehors, qu'il faut chercher l'explication des traits principaux du caractère de la race celtique. Elle a tous les défauts et toutes les qualités de l'homme solitaire : à la fois fière et timide, puissante par le sentiment et faible dans l'action ; chez elle, libre et épanouie ; à l'extérieur, gauche et embarrassée. Elle se défie de l'étranger, parce qu'elle y voit un être plus raffiné qu'elle, et qui abuserait de sa simplicité. Indifférente à l'admiration d'autrui, elle ne demande qu'une chose, qu'on la laisse chez elle. C'est par excellence une race domestique, formée pour la famille et les joies du foyer. Chez aucune race, le lien du sang n'a été plus fort, n'a créé plus de devoirs, n'a rattaché l'homme à son semblable avec autant d'étendue et de profondeur. Toute l'institution sociale des peuples celtiques n'était à l'origine qu'une extension de la famille. Une expression vulgaire atteste encore aujourd'hui que nulle part la trace de cette grande organisation de la parenté ne s'est mieux conservée qu'en Bretagne. C'est en effet une opinion répandue en ce pays que le sang parle, et que deux parents inconnus l'un à l'autre, se rencontrant sur quelque point du monde que ce soit, se reconnaissent à la secrète et mystérieuse émotion qu'ils éprouvent l'un devant l'autre. Le respect des morts tient au même principe. Nulle part la condition des morts tient au même principe. Nulle part la condition des morts n'a été meilleure que cher les peuples bretons ; nulle part le tombeau ne recueille autant de souvenirs et de prières. C'est que la vie n'est pas pour ces peuples une aventure personnelle que chacun court peur son propre compte et à ses risques et périls : c'est un anneau dans une longue tradition, un don reçu et transmis, une dette payée et un devoir accompli.


On aperçoit sans peine combien des natures aussi fortement concentrées étaient peu propres à fournir un de ces brillants développements qui imposent au monde l'ascendant momentané d'un peuple, et voilà sans doute pourquoi le rôle extérieur de la race kymrique a toujours été secondaire. Dénuée d'expansion, étrangère à toute idée d'agression et de conquête, peu soucieuse de faire prévaloir sa pensée au dehors, elle n'a su que reculer tant que l'espace lui a suffi, puis, acculée dans sa dernière retraite, opposer à ses ennemis une résistance invincible. Sa fidélité même n'a été qu'un dévouement inutile. Dure à soumettre et toujours en arrière du temps, elle est fidèle à ses vainqueurs quand ceux-ci ne le sont plus à eux-mêmes. La dernière, elle a défendu son indépendance religieuse contre Rome, et elle est devenue le plus ferme appui du catholicisme ; la dernière en France, elle a défendu son indépendance poli tique contre le roi, et elle a donné au monde les derniers royalistes.


Ainsi la race celtique s'est usée à résister au temps et à défendre les causes désespérées. Il ne semble pas qu'à aucune époque elle ait eu d'aptitude pour la vie politique l'esprit de la famille a étouffé chez elle toute tentative d'organisation plus étendue. Il ne semble pas aussi que les peuples qui la composent soient par con, mêmes susceptibles de progrès. La vie leur apparaît comme une condition fixe qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de changer Doués de peu d'initiative, trop portés à s'envisager comme mineurs et en tutelle, ils croient vite à la fatalité et s'y résignent. À la voir si peu audacieuse contre Dieu, on croirait à peine que cette race est fille de Japhet.


De là vient sa tristesse. Prenez les chants de ses bardes du sixième siècle ; ils pleurent plus de défaites qu'ils ne chantent de victoires. Son histoire n'est elle-même qu'une longue complainte, elle se rappelle encore ses exils, ses fuites à travers les mers. Si parfois elle semble s'égayer, une larme ne tarde pas à briller derrière son sourire ; elle ne connaît pas ce singulier oubli de la condition humaine et de ses destinées qu'on appelle la gaieté. Ses chants de joie finissent en élégies ; rien n'égale la délicieuse tristesse de ses mélodies nationales ; on dirait des émanations d'en haut, qui, tombant goutte à goutte sur l'âme, la traversent connue des souvenirs d'un autre monde. Jamais on n'a savouré aussi longuement ces voluptés solitaires de la conscience, ces réminiscences poétiques où se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si profondes, si pénétrantes, que, pour peu qu'elles vinssent à se prolonger, on en mourrait, sans qu'on pût dire si c'est d'amertume ou de douceur.


L'infinie délicatesse de sentiment qui caractérise la race celtique est étroitement liée à son besoin de concentration. Les natures peu expansives sont presque toujours celles qui sentent avec le plus de profondeur ; car plus le sentiment est profond, moins il tend à s'exprimer. De là cette charmante pudeur, ce quelque chose de voilé, de sobre, d'exquis, à égale distance de la rhétorique du sentiment, trop familière aux races latines, et de la naïveté réfléchie de l'Allemagne, qui éclate d'une manière admirable dans les chants publiés par M. de la Villemarqué. La réserve apparente des peuples celtiques, qu'on prend souvent pour de la froideur, tient à cette timidité intérieure qui leur fait croire qu'un sentiment perd la moitié de sa valeur quand il est exprimé, et que le cœur ne doit avoir d'autre spectateur que lui-même.


S'il était permis d'assigner un sexe aux nations comme aux individus, il faudrait dire sans hésiter que la race celtique, surtout envisagée dans sa branche kymrique ou bretonne, est une race essentiellement féminine. Aucune famille humaine, je crois, n'a porté dans l'amour autant de mystère. Nulle autre n'a conçu a pies de délicatesse l'idéal de la femme et n'en a été plus dominée. C'est une sorte d'enivrement, une folie, un vertige. Lisez l'étrange mabinogi de Pérédur ou son imitation française, Parceval le Gallois : ces pages sont humides, pour ainsi dire, du sentiment féminin. La femme y apparaît connue une sorte de vision vécue, intermédiaire entre l'homme et le monde surnaturel. Je ne vois aucune littérature qui offre rien d'analogue à ceci. Comparez Geneviève et Iseult à ces furies scandinaves de Gudruna et de Chrimhilde, et vous avouerez que la femme telle que l'a conçue la chevalerie, — cet idéal de douceur et de beauté posé comme but suprême de la vie, — n'est une création ni classique, ni chrétienne, ni germanique, mais bien réellement celtique.


La puissance de l'imagination est presque toujours proportionnée à la concentration du sentiment et au peu de développement extérieur de la vie. Le caractère si limité de l'imagination de la Grèce et de l'Italie tient à cette facile expansion des peuples du Midi, chez lesquels l'âme, toute répandue au dehors, se réfléchit peu elle- même. Comparée à l'imagination classique, l'imagination celtique est vraiment l'infini comparé au fini. Dans le beau mabinogi du Songe de Maxen Wledig, l'empereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle qu'à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. Pendant plusieurs années, ses envoyés courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s'est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses splendides visions. L'élément essentiel de la vie poétique du Celte, c'est l'aventure, c'est-à-dire la poursuite de l'inconnu, une course sans fin après l'objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owenn demandait à ses pérégrinations souterraines. Cette race veut l'infini ; elle en a soif, elle le poursuit à tout prix, au delà de la tombe, au delà de l'enfer. Le défaut essentiel des peuples bretons, le penchant à l'ivresse, défaut qui, selon toutes les traditions du sixième siècle, fut la cause de leurs désastres, tient à cet invincible besoin d'illusion, Ne dites pas que c'est appétit de jouissance grossière, car jamais peuple ne fut d'ailleurs plus sobre et plus détaché de toute sensualité ; non, les Bretons cherchaient dans l'hydromel ce qu'Owenn, saint Brandan et Pérédur poursuivaient à leur manière, la vision du monde invisible. Aujourd'hui encore, en Irlande, l'ivresse fait partie de toutes les fêtes patronales, c'est-à-dire des fêtes qui ont le mieux conservé leur physionomie nationale et populaire.


De là ce profond sentiment de l'avenir et des destinées éternelles de sa race qui a toujours soutenu le Kymri, et le fait apparaître jeune encore à côté de ses conquérants vieillis. De là ce dogme de la résurrection des héros, qui parait avoir été un de ceux que le christianisme eut le plus de peine à déraciner. De là ce messianisme celtique, cette croyance à un vengeur futur qui restaurera la Cambrie et la délivrera de ses oppresseurs, comme le mystérieux Leminok que Merlin leur a promis, le Lez-Breiz des Armoricains l'Arthur des Gallois [2]. Cette main qui sort du lac quand l'épée d'Arthur y tombe, qui s'en saisit et la brandit trois fois, c'est l'espérance des races celtiques. Les petits peuples doués d'imagination prennent d'ordinaire ainsi leur revanche de ceux qui les ont vaincus Se sentant forts au dedans et faibles au dehors, ils protestent s'exaltent, et une telle lutte décuplant leurs forces les rend capables de miracles. Presque tous les grands appels au surnaturel sont dus à des peuples espérant contre toute espérance. Qui pourra dire ce qui a fermenté de nos jours dans le sein de la nationalité la plus obstinée et la plus impuissante, la Pologne ? Israël humilié rêva la conquête spirituelle du monde, et y réussit.

NOTES

[1] Pour éviter tout malentendu, je dois avertir que par le mot celtique je désigne ici, non l'ensemble de la grande race qui a formé, à une époque reculée, la population de presque tout l'Occident, mais uniquement les quatre groupes qui de nos jours méritent encore de porter ce nom, par opposition aux Germains et aux peuples néo-latins. Ces quatre groupes sont :
1° les habitants du pays de Galles ou Cambrie et de la presqu'île de Cornwall, portant encore de nos jours l'antique nom de Kymris ;
2° les Bretons bretonnants, ou habitants de la Bretagne française parlant bas-breton, qui sont une émigration des Kymris, du pays de Galles ;
3° les Gaëls du nord de l'Ecosse, parlant gaëlic ;
4° les Irlandais, bien qu'une ligne très profonde de démarcation sépare l'Irlande du reste de la famille celtique.

[2] M. Augustin Thierry a finement remarqué que la renommée de prophétisme des Gallois au Moyen Âge venait de leur fermeté à affirma l'avenir de leur race. (Histoire de la conquête de l'Angleterre, I. XI).

La poésie des races celtiques, in Essais de morale et de critique (1859)

La poésie des races celtiques, Revue des Deux Mondes (février 1854)

The poetry of the Celtic races (1896) : traduction en anglais

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