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Vie de Jésus

par Ernest Renan


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Vie de Jésus > Introduction



Où l'on traite principalement des sources de cette histoire

Une histoire des « Origines du Christianisme » devrait embrasser toute la période obscure et, si j'ose le dire, souterraine, qui s'étend depuis les premiers commencements de cette religion jusqu'au moment où son existence devient un fait public, notoire, évident aux yeux de tous. Une telle histoire se composerait de quatre parties. La première, que je présente aujourd'hui au public, traite du fait même qui a servi de point de départ au culte nouveau ; elle est remplie tout entière par la personne sublime du fondateur. La seconde traiterait des apôtres et de leurs disciples immédiats, ou, pour mieux dire, des révolutions que subit la pensée religieuse dans les deux premières générations chrétiennes. Je l'arrêterais vers l'an 100, au moment où les derniers amis de Jésus sont morts, et où tous les livres du Nouveau Testament sont à peu près fixés dans la forme où nous les lisons. La troisième exposerait l'état du christianisme sous les Antonins. On l'y verrait se développer lentement et soutenir une guerre presque permanente contre l'empire, lequel, arrivé à ce moment au plus haut degré de la perfection administrative et gouverné par des philosophes, combat dans la secte naissante une société secrète et théocratique, qui le nie obstinément et le mine sans cesse. Ce livre contiendrait toute l'étendue du IIe siècle. La quatrième partie, enfin, montrerait les progrès décisifs que fait le christianisme à partir des empereurs syriens. On y verrait la savante construction des Antonins crouler, la décadence de la civilisation antique devenir irrévocable, le christianisme profiter de sa ruine, la Syrie conquérir tout l'Occident, et Jésus, en compagnie des dieux et des sages divinisés de l'Asie, prendre possession d'une société à laquelle la philosophie et l'État purement civil ne suffisent plus. C'est alors que les idées religieuses des races établies sur les bords de la Méditerranée se modifient profondément ; que les cultes orientaux prennent partout le dessus ; que le christianisme, devenu une Église très-nombreuse, oublie totalement ses rêves millénaires, brise ses dernières attaches avec le judaïsme et passe tout entier dans le monde grec et latin. Les luttes et le travail littéraire du IIIe siècle, lesquels se passent déjà au grand jour, ne seraient exposés qu'en traits généraux. Je raconterais encore plus sommairement les persécutions du commencement du IVe siècle, dernier effort de l'empire pour revenir à ses vieux principes, lesquels déniaient à l'association religieuse toute place dans l'État. Enfin je me bornerais à pressentir le changement de politique qui, sous Constantin, intervertit les rôles, et fait, du mouvement religieux le plus libre et le plus spontané, un culte officiel, assujetti à l'État et persécuteur à son tour.


Je ne sais si j'aurai assez de vie et de force pour remplir un plan aussi vaste. Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l'Église de Jérusalem, la vie de saint Paul, la crise du temps de Néron, l'apparition de l'Apocalypse, la ruine de Jérusalem, la fondation des chrétientés hébraïques de la Batanée, la rédaction des Évangiles, l'origine des grandes écoles de l'Asie Mineure. Tout pâlit à côté de ce merveilleux premier siècle. Par une singularité rare en histoire, nous voyons bien mieux ce qui s'est passé dans le monde chrétien de l'an 50 à l'an 75, que de l'an 80 à l'an 150.


Le plan suivi pour cet ouvrage a empêché d'introduire dans le texte de longues dissertations critiques sur les points controversés. Un système continu de notes met le lecteur à même de vérifier d'après les sources toutes les propositions du texte. Dans ces notes, on s'est borné strictement aux citations de première main, je veux dire à l'indication des passages originaux sur lesquels chaque assertion ou chaque conjecture s'appuie. Je sais que, pour les personnes peu initiées à ces sortes d'études, bien d'autres développements eussent été nécessaires. Mais je n'ai pas l'habitude de refaire ce qui est fait et bien fait. Pour ne citer que des livres écrits en français, les personnes qui voudront bien se procurer les ouvrages suivants :

Études critiques sur l'Évangile de saint Matthieu, par M. Albert Réville, pasteur de l'Église wallonne de Rotterdam [1].

Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, par M. Reuss, professeur à la faculté de théologie et au séminaire protestant de Strasbourg [2].

Histoire du canon des Écritures saintes dans l'Église chrétienne, par le même [3].

Des doctrines religieuses des Juifs pendant les deux siècles antérieurs à l'ère chrétienne, par M. Michel Nicolas, professeur à la faculté de théologie protestante de Montauban [4].

Études critiques sur la Bible (Nouveau Testament), par le même [5].

Vie de Jésus, par le Dr Strauss, traduite par M. Littré, membre de l'Institut [6].

Nouvelle Vie de Jésus, par le même, traduite par MM. Nefftzer et Dollfus [7].

Les Évangiles, par M. Gustave d'Eichtal. Première partie : Examen critique et comparatif des trois premiers Évangiles [8].

Jésus-Christ et les Croyances messianiques de son temps, par T. Golani, professeur à la faculté de théologie et au séminaire protestant de Strasbourg [9].

Études historiques et critiques sur les origines du christianisme, par A. Stap [10].

Études sur la biographie évangélique, par Rinter de Liessol [11].

Revue de théologie et de philosophie chrétienne, publiée sous la direction de M. Colani, de 1850 à 1857. — Nouvelle Revue de théologie, faisant suite à la précédente, de 1858 à 1862. — Revue de théologie, troisième série, depuis 1863 [12].

les personnes, dis-je, qui voudront bien consulter ces écrits, pour la plupart excellents, y trouveront expliqués une foule de points sur lesquels j'ai dû être très-succinct. La critique de détail des textes évangéliques, en particulier, a été faite par M. Strauss d'une manière qui laisse peu à désirer. Bien que M. Strauss se soit trompé d'abord dans sa théorie sur la rédaction des Évangiles [13], et que son livre ait, selon moi, le tort de se tenir beaucoup trop sur le terrain théologique et trop peu sur le terrain historique [14], il est indispensable, pour se rendre compte des motifs qui m'ont guidé dans une foule de minuties, de suivre la discussion toujours judicieuse, quoique parfois un peu subtile, du livre si bien traduit par mon savant confrère M. Littré.


Je crois n'avoir négligé, en fait de témoignages anciens, aucune source d'informations. Cinq grandes collections d'écrits, sans parler d'une foule d'autres données éparses, nous restent sur Jésus et sur le temps où il vécut, ce sont : 1° les Évangiles et en général les écrits du Nouveau Testament ; 2° les compositions dites « Apocryphes de l'Ancien Testament » ; 3° les ouvrages de Philon ; 4° ceux de Josèphe ; 5° le Talmud. Les écrits de Philon ont l'inappréciable avantage de nous montrer les pensées qui fermentaient au temps de Jésus dans les âmes occupées des grandes questions religieuses. Philon vivait, il est vrai, dans une tout autre province du judaïsme que Jésus ; mais, comme lui, il était très-dégagé de l'esprit pharisaïque, qui régnait à Jérusalem ; Philon est vraiment le frère aîné de Jésus. Il avait soixante-deux ans quand le prophète de Nazareth était au plus haut degré de son activité, et il lui survécut au moins dix années. Quel dommage que les hasards de la vie ne l'aient pas conduit en Galilée ! Que ne nous eût-il pas appris !


Josèphe, écrivant surtout pour les païens, n'a pas dans son style la même sincérité. Ses courtes notices sur Jésus, sur Jean-Baptiste, sur Juda le Gaulonite, sont sèches et sans couleur. On sent qu'il cherche à présenter ces mouvements, si profondément juifs de caractère et d'esprit, sous une forme qui soit intelligible aux Grecs et aux Romains. Je crois le passage sur Jésus [15] authentique dans son ensemble. Il est parfaitement dans le goût de Josèphe, et, si cet historien a fait mention de Jésus, c'est bien comme cela qu'il a dû en parler. On sent seulement qu'une main chrétienne a retouché le morceau, en y ajoutant quelques mots sans lesquels il eût été presque blasphématoire [16], peut-être aussi en retranchant ou modifiant quelques expressions [17]. Il faut se rappeler que la fortune littéraire de Josèphe se fit par les chrétiens, lesquels adoptèrent ses écrits comme des documents essentiels de leur histoire sacrée. Il s'en répandit, probablement au IIe siècle, une édition corrigée selon les idées chrétiennes [18]. En tout cas, ce qui constitue l'immense intérêt des livres de Josèphe pour le sujet qui nous occupe, ce sont les vives lumières qu'ils jettent sur le temps. Grâce à l'historien juif, Hérode, Hérodiade, Antipas, Philippe, Anne, Caïphe, Pilate, sont des personnages que nous touchons pour ainsi dire, et que nous voyons vivre devant nous avec une frappante réalité.


Les Apocryphes de l'Ancien Testament, surtout la partie juive des vers sibyllins, le livre d'Hénoch, l'Assomption de Moïse, le quatrième livre d'Esdras, l'Apocalypse de Baruch, joints au livre de Daniel, qui est, lui aussi, un véritable apocryphe, ont une importance capitale pour l'histoire du développement des théories messianiques et pour l'intelligence des conceptions de Jésus sur le royaume de Dieu [19]. Le livre d'Hénoch, en particulier [20], et l'Assomption de Moïse [21], étaient fort lus dans l'entourage de Jésus. Quelques paroles prêtées à Jésus par les synoptiques sont présentées dans l'Épître attribuée à saint Barnabé comme étant d'Hénoch : ὡς Ἑνὼχ λέγει [22]. Il est très-difficile de déterminer la date des différentes sections qui composent le livre prêté à ce patriarche. Aucune d'elles n'est certainement antérieure à l'an 150 avant J.-C. ; quelques-unes peuvent avoir été écrites par une main chrétienne. La section contenant les discours intitulés « Similitudes » et s'étendant du chapitre XXXVII au chapitre LXXI est soupçonnée d'être un ouvrage chrétien. Mais cela n'est pas démontré [23]. Peut-être cette partie a-t-elle seulement éprouvé des altérations [24]. D'autres additions ou retouches chrétiennes se reconnaissent çà et là.


Le recueil des vers sibyllins exige des distinctions analogues ; mais celles-ci sont plus faciles à établir. La partie la plus ancienne est le poëme contenu dans le livre III, versets 97-817 ; elle paraît de l'an 140 environ avant J.-C. En ce qui concerne la date du quatrième livre d'Esdras, tout le monde est à peu près d'accord aujourd'hui pour rapporter cette apocalypse à l'an 97 après J.-C. Elle a été altérée par les chrétiens. L'Apocalypse de Baruch [25] a beaucoup de ressemblance avec celle d'Esdras ; on y retrouve, comme dans le livre d'Hénoch, quelques-unes des paroles prêtées à Jésus [26]. Quant au livre de Daniel, le caractère des deux langues dans lesquelles il est écrit ; l'usage de mots grecs ; l'annonce claire, déterminée, datée, d'événements qui vont jusqu'au temps d'Antiochus Épiphane ; les fausses images qui y sont tracées de la vieille Babylonie ; la couleur générale du livre, qui ne rappelle en rien les écrits de la captivité, qui répond, au contraire, par une foule d'analogies aux croyances, aux mœurs, au tour d'imagination de l'époque des Séleucides ; la forme apocalyptique des visions ; la place du livre dans le canon hébreu hors de la série des prophètes ; l'omission de Daniel dans les panégyriques du chapitre XLIX de l'Ecclésiastique, où son rang était comme indiqué ; bien d'autres preuves qui ont été cent fois déduites, ne permettent pas de douter que ce livre ne soit le fruit de la grande exaltation produite chez les Juifs par la persécution d'Antiochus. Ce n'est pas dans la vieille littérature prophétique qu'il faut le classer ; sa place est en tête de la littérature apocalyptique, comme premier modèle d'un genre de composition où devaient prendre place après lui les divers poèmes sibyllins, le livre d'Hénoch, l'Assomption de Moïse, l'Apocalypse de Jean, l'Ascension d'Isaïe, le quatrième livre d'Esdras.


Dans l'histoire des origines chrétiennes, on a jusqu'ici beaucoup trop négligé le Talmud. Je pense, avec M. Geiger, que la vraie notion des circonstances où se produisit Jésus doit être cherchée dans cette compilation bizarre, où tant de précieux renseignements sont mêlés à la plus insignifiante scolastique. La théologie chrétienne et la théologie juive ayant suivi au fond deux marches parallèles, l'histoire de l'une ne peut être bien comprise sans l'histoire de l'autre. D'innombrables détails matériels des Évangiles trouvent, d'ailleurs, leur commentaire dans le Talmud. Les vastes recueils latins de Lightfoot, de Schœttgen, de Buxtorf, d'Otho, contenaient déjà à cet égard une foule de renseignements. Je me suis imposé de vérifier dans l'original toutes les citations que j'ai admises, sans en excepter une seule. La collaboration que m'a prêtée pour cette partie de mon travail un savant israélite, M. Neubauer, très-versé dans la littérature talmudique, m'a permis d'aller plus loin et d'éclairer certaines parties de mon sujet par quelques nouveaux rapprochements. La distinction des époques est ici fort importante, la rédaction du Talmud s'étendant de l'an 200 à l'an 500, à peu près. Nous y avons porté autant de discernement qu'il est possible dans l'état actuel de ces études. Des dates si récentes exciteront quelques craintes chez les personnes habituées à n'accorder de valeur à un document que pour l'époque même où il a été écrit. Mais de tels scrupules seraient ici déplacés. L'enseignement des juifs depuis l'époque asmonéenne jusqu'au IIe siècle fut principalement oral. Il ne faut pas juger de ces sortes d'états intellectuels d'après les habitudes d'un temps où l'on écrit beaucoup. Les védas, les poëmes homériques, les anciennes poésies arabes ont été conservés de mémoire pendant des siècles, et pourtant ces compositions présentent une forme très-arrêtée, très-délicate. Dans le Talmud, au contraire, la forme n'a aucun prix. Ajoutons qu'avant la Mischna de Juda le Saint, qui a fait oublier toutes les autres, il y eut des essais de rédaction, dont les commencements remontent peut-être plus haut qu'on ne le suppose communément. Le style du Talmud est celui de notes de cours ; les rédacteurs ne firent probablement que classer sous certains titres l'énorme fatras d'écritures qui s'était accumulé dans les différentes écoles durant des générations.


Il nous reste à parler des documents qui, se présentant comme des biographies du fondateur du christianisme, doivent naturellement tenir la première place dans une vie de Jésus. Un traité complet sur la rédaction des Évangiles serait un ouvrage à lui seul. Grâce aux beaux travaux dont cette question a été l'objet depuis trente ans, un problème qu'on eût jugé autrefois inabordable est arrivé à une solution qui assurément laisse place encore à bien des incertitudes, mais qui suffit pleinement aux besoins de l'histoire. Nous aurons plus tard occasion d'y revenir, la composition des Évangiles ayant été un des faits les plus importants pour l'avenir du christianisme qui se soient passés dans la seconde moitié du Ier siècle. Nous ne toucherons ici qu'une seule face du sujet, celle qui est indispensable à la solidité de notre récit. Laissant de côté tout ce qui appartient au tableau des temps apostoliques, nous rechercherons seulement dans quelle mesure des données fournies par les Évangiles peuvent être employées dans une histoire dressée selon des principes rationnels [27].


Que les Évangiles soient en partie légendaires, c'est ce qui est évident, puisqu'ils sont pleins de miracles et de surnaturel ; mais il y a légende et légende. Personne ne doute des principaux traits de la vie de François d'Assise, quoique le surnaturel s'y rencontre à chaque pas. Personne, au contraire, n'accorde de créance à la « Vie d'Apollonius de Tyane », parce qu'elle a été écrite longtemps après le héros et dans les conditions d'un pur roman. À quelle époque, par quelles mains, dans quelles conditions les Évangiles ont-ils été rédigés ? Voilà donc la question capitale d'où dépend l'opinion qu'il faut se former de leur crédibilité.


On sait que chacun des quatre Évangiles porte en tête le nom d'un personnage connu soit dans l'histoire apostolique, soit dans l'histoire évangélique elle-même. Il est clair que, si ces titres sont exacts, les Évangiles, sans cesser d'être en partie légendaires, prennent une haute valeur, puisqu'ils nous font remonter au demi-siècle qui suivit la mort de Jésus, et même, dans deux cas, aux témoins oculaires de ses actions.


Pour Luc, le doute n'est guère possible. L'Évangile de Luc est une composition régulière, fondée sur des documents antérieurs [28]. C'est l'œuvre d'un homme qui choisit, élague, combine. L'auteur de cet Évangile est certainement le même que celui des Actes des apôtres [29]. Or, l'auteur des Actes semble un compagnon de saint Paul [30], titre qui convient parfaitement à Luc [31]. Je sais que plus d'une objection peut être opposée à ce raisonnement ; mais une chose au moins est hors de doute, c'est que l'auteur du troisième Évangile et des Actes est un homme de la seconde génération apostolique, et cela suffit à notre objet. La date de cet Évangile peut, d'ailleurs, être déterminée avec assez de précision par des considérations tirées du livre même. Le chapitre XXI de Luc, inséparable du reste de l'ouvrage, a été écrit certainement après le siège de Jérusalem, mais pas très-longtemps après [32]. Nous sommes donc ici sur un terrain solide ; car il s'agit d'un ouvrage tout entier de la même main et de la plus parfaite unité.


Les Évangiles de Matthieu et de Marc n'ont pas, à beaucoup près, le même cachet individuel. Ce sont des compositions impersonnelles, où l'auteur disparaît totalement. Un nom propre écrit en tête de ces sortes d'ouvrages ne dit pas grand'chose. On ne peut, d'ailleurs, raisonner ici comme pour Luc. La date qui résulte de tel chapitre (par exemple Matthieu, XXIV ; Marc, XIII) ne peut rigoureusement s'appliquer à l'ensemble des ouvrages, ceux-ci étant composés de morceaux d'époques et de provenances fort différentes. En général, le troisième Évangile paraît postérieur aux deux premiers, et offre le caractère d'une rédaction bien plus avancée. On ne saurait néanmoins conclure de là que les deux Évangiles de Marc et de Matthieu fussent dans l'état où nous les avons, quand Luc écrivit. Ces deux ouvrages dits de Marc et de Matthieu, en effet, restèrent longtemps à l'état d'une certaine mollesse, si j'ose le dire, et susceptibles d'additions. Nous avons, à cet égard, un témoignage capital de la première moitié du IIe siècle. Il est de Papias, évêque d'Hiérapolis, homme grave, homme de tradition, qui fut attentif toute sa vie à recueillir ce qu'on pouvait savoir de la personne de Jésus [33]. Après avoir déclaré qu'en pareille matière il donne la préférence à la tradition orale sur les livres, Papias mentionne deux écrits sur les actes et les paroles du Christ : 1° un écrit de Marc, interprète de l'apôtre Pierre, écrit court, incomplet, non rangé par ordre chronologique, comprenant des récits et des discours (λεχθέντα ἢ πραχθέντα), composé d'après les renseignements et les souvenirs de l'apôtre Pierre [34] ; 2° un recueil de sentences (λόγια) écrit en hébreu [35] par Matthieu, « et que chacun a traduit [36] comme il a pu ». Il est certain que ces deux descriptions répondent assez bien à la physionomie générale des deux livres appelés maintenant « Évangile selon Matthieu », « Évangile selon Marc », le premier caractérisé par ses longs discours, le second surtout anecdotique, beaucoup plus exact que le premier sur les petits faits, bref jusqu'à la sécheresse, pauvre en discours, assez mal composé. Cependant, que ces deux ouvrages tels que nous les lisons soient absolument semblables à ceux que lisait Papias, cela n'est pas soutenable : d'abord, parce que l'écrit de Matthieu selon Papias se composait uniquement de discours en hébreu, dont il circulait des traductions assez diverses, et, en second lieu, parce que l'écrit de Marc et celui de Matthieu étaient pour lui profondément distincts, rédigés sans aucune entente, et, ce semble, en des langues différentes. Or, dans l'état actuel des textes, l'Évangile selon Matthieu et l'Évangile selon Marc offrent des parties parallèles si longues et si parfaitement identiques, qu'il faut supposer, ou que le rédacteur définitif du premier avait le second sous les yeux, ou que le rédacteur définitif du second avait le premier sous les yeux, ou que tous deux ont copié le même prototype. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est que, ni pour Matthieu, ni pour Marc, nous n'avons les rédactions originales ; que nos deux premiers Évangiles sont des arrangements, où l'on a cherché à remplir les lacunes d'un texte par un autre. Chacun voulait, en effet, posséder un exemplaire complet. Celui qui n'avait dans son exemplaire que des discours voulait avoir des récits, et réciproquement. C'est ainsi que « l'Évangile selon Matthieu » se trouve avoir englobé presque toutes les anecdotes de Marc, et que « l'Évangile selon Marc » contient aujourd'hui bien des traits qui viennent des Logia de Matthieu. Chacun, d'ailleurs, puisait largement dans la tradition orale se continuant autour de lui. Cette tradition est si loin d'avoir été épuisée par les Évangiles, que les Actes des apôtres et les Pères les plus anciens citent plusieurs paroles de Jésus qui paraissent authentiques et qui ne se trouvent pas dans les Évangiles que nous possédons.


Il importe peu à notre objet actuel de pousser plus loin cette analyse, d'essayer de reconstruire en quelque sorte, d'une part, les Logia originaux de Matthieu ; de l'autre, le récit primitif tel qu'il sortit de la plume de Marc. Les Logia nous sont sans doute représentés par les grands discours de Jésus qui remplissent une partie considérable du premier Évangile. Ces discours forment, en effet, quand on les détache du reste, un tout assez complet. Quant aux récits primitifs de Marc, il semble que le texte s'en retrouve tantôt dans le premier, tantôt dans le deuxième Évangile, mais le plus souvent dans le deuxième. En d'autres termes, le système de la vie de Jésus chez les synoptiques repose sur deux documents originaux : 1° les discours de Jésus recueillis par l'apôtre Matthieu ; 2° le recueil d'anecdotes et de renseignements personnels que Marc écrivit d'après les souvenirs de Pierre. On peut dire que nous avons encore ces deux documents, mêlés à des renseignements d'autre provenance, dans les deux premiers Évangiles, qui portent, non sans raison, le titre d'« Évangile selon Matthieu » et d'« Évangile selon Marc ».


Ce qui est indubitable, en tout cas, c'est que, de très-bonne heure, on mit par écrit les discours de Jésus en langue araméenne, que de bonne heure aussi on écrivit ses actions remarquables. Ce n'étaient pas là des textes arrêtés et fixés dogmatiquement. Outre les Évangiles qui nous sont parvenus, il y en eut d'autres, prétendant également représenter la tradition des témoins oculaires [37]. On attachait peu d'importance à ces écrits, et les conservateurs, tels que Papias, y préféraient encore, dans la première moitié du IIe siècle, la tradition orale [38]. Comme on croyait le monde près de finir, on se souciait peu de composer des livres pour l'avenir ; il s'agissait seulement de garder en son cœur l'image vive de celui qu'on espérait bientôt revoir dans les nues. De là le peu d'autorité dont jouirent durant près de cent ans les textes évangéliques. On ne se faisait nul scrupule d'y insérer des paragraphes, de combiner diversement les récits, de les compléter les uns par les autres. Le pauvre homme qui n'a qu'un livre veut qu'il contienne tout ce qui lui va au cœur. On se prêtait ces petits livrets ; chacun transcrivait à la marge de son exemplaire les mots, les paraboles qu'il trouvait ailleurs et qui le touchaient [39]. La plus belle chose du monde est ainsi sortie d'une élaboration obscure et complétement populaire. Aucune rédaction n'avait de valeur absolue. Les deux épîtres attribuées à Clément Romain citent les paroles de Jésus avec des variantes notables [40]. Justin, qui fait souvent appel à ce qu'il nomme « les Mémoires des apôtres », avait sous les yeux un état des documents évangéliques un peu différent de celui que nous avons ; en tout cas, il ne se donne aucun souci de les alléguer textuellement [41]. Les citations évangéliques, dans les homélies pseudo-clémentines, d'origine ébionite, présentent le même caractère. L'esprit était tout ; la lettre n'était rien. C'est quand la tradition s'affaiblit dans la seconde moitié du IIe siècle que les textes portant des noms d'apôtres ou d'hommes apostoliques prennent une autorité décisive et obtiennent force de loi. Même alors, on ne s'interdit pas absolument les compositions libres ; à l'exemple de Luc, on continua de se faire des Évangiles particuliers en fondant diversement ensemble les textes plus anciens [42].


Qui ne voit le prix de documents ainsi composés des souvenirs attendris, des récits naïfs des deux premières générations chrétiennes, pleines encore de la forte impression que l'illustre fondateur avait produite, et qui semble lui avoir longtemps survécu ? Ajoutons que les Évangiles dont il s'agit semblent provenir de celle des branches de la famille chrétienne qui touchait le plus près à Jésus. Le dernier travail de rédaction du texte qui porte le nom de Matthieu paraît avoir été fait dans l'un des pays situés au nord-est de la Palestine, tels que la Gaulonitide, le Hauran, la Batanée, où beaucoup de chrétiens se réfugièrent à l'époque de la guerre des Romains, où l'on trouvait encore au IIe siècle des parents de Jésus [43], et où la première direction galiléenne se conserva plus longtemps qu'ailleurs.


Jusqu'à présent, nous n'avons parlé que des trois Évangiles dits synoptiques. Il nous reste à parler du quatrième, de celui qui porte le nom de Jean. Ici la question est bien plus difficile. Le disciple le plus intime de Jean, Polycarpe, qui cite souvent les synoptiques, dans son épître aux Philippiens, ne fait pas d'allusion au quatrième Évangile. Papias, qui se rattachait également à l'école de Jean, et qui, s'il n'avait pas été son auditeur, comme le veut Irénée, avait beaucoup fréquenté ses disciples immédiats, Papias, qui avait recueilli avec passion tous les récits oraux relatifs à Jésus, ne dit pas un mot d'une « Vie de Jésus » écrite par l'apôtre Jean [44]. Si une telle mention se fût trouvée dans son ouvrage, Eusèbe, qui relève chez lui tout ce qui sert à l'histoire littéraire du siècle apostolique, en eût sans aucun doute fait la remarque [45]. Justin a connu peut-être le quatrième Évangile [46] ; mais certainement il ne le regardait pas comme l'ouvrage de l'apôtre Jean, puisque lui qui désigne expressément cet apôtre comme auteur de l'Apocalypse ne tient pas le moindre compte du quatrième Évangile dans les nombreuses données sur la vie de Jésus qu'il extrait des « Mémoires des apôtres» ; bien plus, sur tous les points où les synoptiques et le quatrième Évangile diffèrent, il adopte des opinions complétement opposées à ce dernier [47]. Cela est d'autant plus surprenant que les tendances dogmatiques du quatrième Évangile devaient merveilleusement convenir à Justin.


Il en faut dire autant des homélies pseudo-clémentines. Les paroles de Jésus citées par ce livre sont du type synoptique. En deux ou trois endroits [48], il y a, ce semble, des emprunts faits au quatrième Évangile. Mais certainement l'auteur des Homélies n'accorde pas à cet Évangile une autorité apostolique, puisqu'il se met sur plusieurs points en flagrante contradiction avec lui. Il paraît que Marcion (vers 140) ne connaissait pas non plus ledit Évangile ou ne lui attribuait aucune valeur comme livre révélé [49] ; cet Évangile répondait si bien à ses idées que sans doute, s'il l'avait connu, il l'eût adopté avec empressement, et ne se fût pas cru obligé, pour avoir un Évangile idéal, de se faire une édition corrigée de l'Évangile de Luc. Enfin les Évangiles apocryphes qu'on peut rapporter au IIe siècle, comme le Protévangile de Jacques, l'Évangile de Thomas l'Israélite [50], brodent sur le canevas synoptique et ne tiennent pas compte de l'Évangile de Jean.


Les difficultés intrinsèques tirées de la lecture du quatrième Évangile lui-même ne sont pas moins fortes. Comment, à côté de renseignements précis et qui sentent par moments le témoin oculaire, trouve-t-on ces discours totalement différents de ceux de Matthieu ? Comment l'Évangile en question n'offre-t-il pas une parabole, pas un exorcisme ? Comment, s'expliquer à côté d'un plan général de la vie de Jésus, qui paraît à quelques égards plus satisfaisant et plus exact que celui des synoptiques, ces passages singuliers où l'on sent un intérêt dogmatique propre au rédacteur, des idées fort étrangères à Jésus, et parfois des indices qui mettent en garde contre la bonne foi du narrateur ? Comment enfin, à côté des vues les plus pures, les plus justes, les plus vraiment évangéliques, ces taches où l'on aime à voir des interpolations d'un ardent sectaire ? Est-ce bien Jean, fils de Zébédée, le frère de Jacques (dont il n'est pas question une seule fois dans le quatrième Évangile), qui a pu écrire en grec ces leçons de métaphysique abstraite, dont les synoptiques ne présentent pas l'analogue ? Est-ce l'auteur, essentiellement judaïsant, de l'Apocalypse [51], qui, en très-peu d'années [52], se serait dépouillé à ce point de son style et de ses idées ? Est-ce un « apôtre de la circoncision [53] » qui a pu composer un écrit plus hostile au judaïsme que tous ceux de Paul, un écrit où le mot de « juif » équivaut presque à « ennemi de Jésus » [54] ? Est-ce bien celui dont les partisans de célébration de la Pâque juive invoquent l'exemple en faveur de leur opinions [55], qui a pu parler avec une sorte de dédain des « fêtes des Juifs », de la « Pâque des Juifs » [56] ? Tout cela est grave, et, pour moi, je repousse l'idée que le quatrième Évangile ait été écrit de la plume d'un ancien pêcheur galiléen. Mais qu'en somme cet Évangile soit sorti, vers la fin du Ier siècle ou le commencement du IIe de l'une des écoles d'Asie Mineure qui se rattachaient à Jean, qu'il nous présente une version de la vie du maître, digne d'être prise en considération et souvent d'être préférée, c'est ce qui est rendu probable, et par des témoignages extérieurs, et par l'examen du document dont il s'agit.


Et, d'abord, personne ne doute que, vers l'an 170, le quatrième Évangile n'existât. À cette date, éclate à Laodicée sur le Lycus une controverse relative à la Pâque, où notre Évangile joue un rôle décisif [57]. Apollinaris [58], Athénagore [59], Polycrate [60], l'auteur de l'épître des Églises de Vienne et de Lyon [61], professent déjà sur l'écrit supposé de Jean l'opinion qui va bientôt devenir orthodoxe. Théophile d'Antioche (vers 180) dit positivement que l'apôtre Jean en est l'auteur [62]. Irénée [63] et le canon de Muratori [64] constatent le triomphe complet de notre Évangile, triomphe au delà duquel le doute ne se produira plus.


Mais, si vers l'an 170 le quatrième Évangile apparaît comme un écrit de l'apôtre Jean et revêtu d'une pleine autorité, n'est-il pas évident qu'à cette date-là, il n'était pas né de la veille ? Tatien [65], l'auteur de l'épître à Diognète [66], semblent bien en faire usage. Le rôle de notre Évangile dans le gnosticisme, et en particulier dans le système de Valentin [67], dans le montanisme [68], dans la controverse des aloges [69], n'est pas moins remarquable, et montre dès la seconde moitié du IIe siècle cet Évangile mêlé à toutes les controverses et servant de pierre angulaire au développement du dogme. L'école de Jean est celle dont on aperçoit le mieux la suite durant le IIe siècle [70] ; Irénée sortait de l'école de Jean, et, entre lui et l'apôtre, il n'y avait que Polycarpe. Or, Irénée n'a pas un doute sur l'authenticité du quatrième Évangile. Ajoutons que la première épître attribuée à saint Jean est, selon toutes les apparences, du même auteur que le quatrième Évangile [71] ; or, l'épître semble avoir été connue de Polycarpe [72] ; elle était, dit-on, citée par Papias [73] ; Irénée la reconnaît comme de Jean [74].


Que si maintenant nous demandons des lumières à la lecture de l'ouvrage lui-même, nous remarquerons d'abord que l'auteur y parle toujours comme témoin oculaire. Il veut se faire passer pour l'apôtre Jean ; on voit clairement qu'il écrit dans l'intérêt de cet apôtre. À chaque page se trahit l'intention de fortifier l'autorité du fils de Zébédée, de montrer qu'il a été le préféré de Jésus et le plus clairvoyant des disciples [75] ; que, dans toutes les circonstances solennelles (à la Cène, au Calvaire, au tombeau), il a tenu la première place. Les relations, en somme fraternelles, quoique n'excluant pas une certaine rivalité, de Jean avec Pierre [76], la haine de Jean au contraire contre Judas [77], haine antérieure peut-être à la trahison, semblent percer çà et là. On est parfois tenté de croire que Jean, dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéliques qui circulaient, d'une part, y nota diverses inexactitudes [78], de l'autre, fut froissé de voir qu'on ne lui accordait pas dans l'histoire du Christ une assez grande place ; qu'alors il commença à raconter une foule de choses qu'il savait mieux que les autres, avec l'intention de montrer que, dans beaucoup de cas où l'on ne parlait que de Pierre, il avait figuré avec et avant lui [79]. Déjà, du vivant de Jésus, ces légers sentiments de jalousie s'étaient trahis entre les fils de Zébédée et les autres disciples [80]. Depuis la mort de Jacques, son frère, Jean restait seul héritier des souvenirs intimes dont les deux apôtres, de l'aveu de tous, étaient dépositaires. Ces souvenirs purent se conserver dans l'entourage de Jean, et, comme les idées du temps en fait de bonne foi littéraire différaient beaucoup des nôtres, un disciple, ou, pour mieux dire, un de ces nombreux sectaires déjà à demi gnostiques qui, dès la fin du Ier siècle, en Asie Mineure, commençaient à modifier profondément l'idée du Christ [81] put être tenté de prendre la plume pour l'apôtre et de se faire le libre rédacteur de son Évangile. Il ne dut pas plus lui en coûter de parler au nom de Jean qu'il n'en coûta au pieux auteur de la deuxième épître de Pierre d'écrire une lettre au nom de ce dernier. S'identifiant avec l'apôtre aimé de Jésus, il épousa tous ses sentiments, jusqu'à ses petitesses. De là cette perpétuelle attention de l'auteur supposé à rappeler qu'il est le dernier survivant des témoins oculaires [82], et le plaisir qu'il prend à raconter des circonstances que lui seul pouvait connaître. De là tant de petits traits de précision qui voudraient se faire passer pour les scolies d'un annotateur : « Il était six heures ; » « il était nuit ; » « cet homme s'appelait Malchus ; » « ils avaient allumé un réchaud, car il faisait froid ; » « cette tunique était sans couture [83]. » De là, enfin, le désordre de la composition, l'irrégularité de la marche, le décousu des premiers chapitres, autant de traits inexplicables dans la supposition où notre Évangile ne serait qu'une thèse de théologie sans valeur historique, et qui se comprennent, si l'on y voit des souvenirs de vieillard, rédigés en dehors de la personne dont ils émanent, souvenirs tantôt d'une prodigieuse fraîcheur, tantôt ayant subi d'étranges altérations.


Une distinction capitale, en effet, doit être faite dans l'Évangile de Jean. D'une part, cet Évangile nous présente un canevas de la vie de Jésus qui diffère considérablement de celui des synoptiques. De l'autre, il met dans la bouche de Jésus des discours dont le ton, le style, les allures, les doctrines n'ont rien de commun avec les Logia rapportés par les synoptiques. Sous ce second rapport, la différence est telle, qu'il faut faire son choix d'une manière tranchée. Si Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n'a pu parler comme le veut Jean. Entre les deux autorités, aucun critique n'a hésité, ni n'hésitera. À mille lieues du ton simple, désintéressé, impersonnel des synoptiques, l'Évangile de Jean montre sans cesse les préoccupations de l'apologiste, les arrière-pensées du sectaire, l'intention de prouver une thèse et de convaincre des adversaires [84]. Ce n'est pas par des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de chose au sens moral, que Jésus a fondé son œuvre divine. Quand même Papias ne nous apprendrait pas que Matthieu écrivit les sentences de Jésus dans leur langue originale, le naturel, l'ineffable vérité, le charme sans pareil des discours contenus dans les Évangiles synoptiques, le tour profondément hébraïque de ces discours, les analogies qu'ils présentent avec les sentences des docteurs juifs du même temps, leur parfaite harmonie avec la nature de la Galilée, tous ces caractères, si on les rapproche de la gnose obscure, de la métaphysique contournée qui remplit les discours de Jean, parleraient assez haut. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait dans les discours de Jean d'admirables éclairs, des traits qui viennent vraiment de Jésus [85]. Mais le ton mystique de ces discours ne répond en rien au caractère de l'éloquence de Jésus telle qu'on se la figure d'après les synoptiques. Un nouvel esprit a soufflé ; la gnose est déjà commencée ; l'ère galiléenne du royaume de Dieu est finie ; l'espérance de la prochaine venue du Christ s'éloigne ; on entre dans les aridités de la métaphysique, dans les ténèbres du dogme abstrait. L'esprit de Jésus n'est pas là, et si le fils de Zébédée avait vraiment tracé ces pages, il faudrait supposer qu'il avait bien oublié en les écrivant le lac de Génésareth et les charmants entretiens qu'il avait entendus sur ses bords.


Une circonstance, d'ailleurs, qui prouve bien que les discours rapportés par le quatrième Évangile ne sont pas des pièces historiques, mais qu'elles doivent être envisagées comme des compositions destinées à couvrir de l'autorité de Jésus certaines doctrines chères au rédacteur, c'est leur parfaite harmonie avec l'état intellectuel de l'Asie Mineure au moment où elles furent écrites. L'Asie Mineure était alors le théâtre d'un étrange mouvement de philosophie syncrétique ; tous les germes du gnosticisme y existaient déjà. Cérinthe, contemporain de Jean, disait qu'un éon nommé Christus s'était uni par le baptême à l'homme nommé Jésus, et l'avait quitté sur la croix [86]. Quelques-uns des disciples de Jean paraissent avoir bu à ces sources étrangères. Peut-on affirmer que l'apôtre lui-même ne subit pas de semblables influences [87], qu'il ne se passa pas chez lui quelque chose d'analogue au changement qui se fit dans saint Paul et dont l'épître aux Colossiens est le principal témoignage [88] ? Non, sans doute. Il se peut qu'après les crises de l'an 68 (date de l'Apocalypse) et de l'an 70 (ruine de Jérusalem), le vieil apôtre, à l'âme ardente et mobile, désabusé de la croyance à une prochaine apparition du Fils de l'homme dans les nues, ait penché vers les idées qu'il trouvait autour de lui, et dont plusieurs s'amalgamaient assez bien avec certaines doctrines chrétiennes. En prêtant ces nouvelles idées à Jésus, il n'aurait fait que suivre un penchant bien naturel. Nos souvenirs se transforment avec tout le reste ; l'idéal d'une personne que nous avons connue change avec nous. Considérant Jésus comme l'incarnation de la vérité, Jean a bien pu lui attribuer ce qu'il était arrivé à prendre pour la vérité.


Il est cependant beaucoup plus probable que Jean lui-même n'eut en cela aucune part, que le changement se fit autour de lui, et sans doute après sa mort, plutôt que par lui. La longue vieillesse de l'apôtre put se terminer par un état de faiblesse où il fut en quelque sorte à la merci de son entourage [89]. Un secrétaire put profiter de cet état pour faire parler selon son style celui que tout le monde appelait par excellence « le Vieux », ὁ πρεσϐύτερος. Certaines parties du quatrième Évangile ont été ajoutées après coup ; tel est le XXIe chapitre tout entier [90], où l'auteur semble s'être proposé de rendre hommage à l'apôtre Pierre après sa mort et de répondre aux objections qu'on allait tirer ou qu'on tirait déjà de la mort de Jean lui-même (v. 21-23). Plusieurs autres endroits portent la trace de ratures et de corrections [91]. N'étant pas tenu de tous pour l'œuvre de Jean, le livre put bien demeurer cinquante ans obscur. Peu à peu on s'habitua à lui et on finit par l'accepter. Même avant qu'il fût devenu canonique, plusieurs purent s'en servir comme d'un livre médiocrement autorisé, mais très-édifiant [92]. D'un autre côté, les contradictions qu'il offrait avec les Évangiles synoptiques, lesquels étaient bien plus répandus, empêchèrent longtemps de le faire entrer en ligne de compte dans la contexture de la vie de Jésus, telle qu'on se l'imaginait.


On s'explique ainsi la bizarre contradiction que présentent les écrits de Justin et les Homélies pseudo-clémentines, où l'on trouve des traces de notre Évangile, mais où certainement il n'est pas mis sur le même pied que les synoptiques. De là aussi ces espèces d'allusions, qui ne sont pas des citations franches, qu'on y fait jusque vers l'an 180. De là enfin cette particularité que le quatrième Évangile paraît émerger lentement des mouvements de l'Église d'Asie au IIe siècle, d'abord adopté par les gnostiques [93] et n'obtenant dans l'Église orthodoxe qu'une créance très-partielle, comme on le voit par la controverse de la Pâque, puis universellement reconnu. Je suis quelquefois porté à croire que c'est au quatrième Évangile que pensait Papias, quand il oppose aux renseignements exacts sur la vie de Jésus les longs discours et les préceptes étranges que d'autres lui prêtent [94]. Papias et le vieux parti judéo-chrétien devaient tenir de telles nouveautés pour très-condamnables. Ce ne serait pas la seule fois qu'un livre d'abord hérétique aurait forcé les portes de l'Église orthodoxe et y serait devenu règle de foi.


Une chose au moins que je regarde comme très-probable, c'est que le livre fut écrit avant l'an 100, c'est-à-dire à une époque où les synoptiques n'avaient pas encore une pleine canonicité. Passé cette date, on ne concevrait plus que l'auteur se fût affranchi à ce point du cadre des « Mémoires apostoliques ». Pour Justin et, ce semble, pour Papias, le cadre synoptique constitue le plan vrai et unique de la vie de Jésus. Un faussaire écrivant vers l'an 120 ou 130 un Évangile de fantaisie se fût contenté de traiter à sa guise la version reçue, comme font les Évangiles apocryphes, et n'eût pas bouleversé de fond en comble ce qu'on regardait comme les lignes essentielles de la vie de Jésus. Cela est si vrai que, dès la seconde moitié du IIe siècle, ces contradictions deviennent une difficulté grave entre les mains des aloges et obligent les défenseurs du quatrième Évangile à imaginer des solutions fort embarrassées [95]. Rien ne prouve que le rédacteur du quatrième Évangile eût, en écrivant, aucun des Évangiles synoptiques sous les yeux [96]. Les frappantes ressemblances de son récit avec les trois autres Évangiles en ce qui touche la Passion portent à supposer qu'il y avait dès lors pour la Passion comme pour la Cène [97] un récit à peu près fixé, que l'on savait par cœur.


Il est impossible, à distance, d'avoir le mot de tous ces problèmes singuliers, et sans doute bien des surprises nous seraient réservées, s'il nous était donné de pénétrer dans les secrets de cette mystérieuse école d'Éphèse, qui plus d'une fois paraît s'être complu aux voies obscures. Mais une expérience capitale est celle-ci. Toute personne qui se mettra à écrire la vie de Jésus sans théorie arrêtée sur la valeur relative des Évangiles, se laissant uniquement guider par le sentiment du sujet, sera ramenée dans bien des cas à préférer la narration du quatrième Évangile à celle des synoptiques. Les derniers mois de la vie de Jésus en particulier ne s'expliquent que par cet Évangile ; plusieurs traits de la Passion, inintelligibles chez les synoptiques [98] reprennent dans le récit du quatrième Évangile la vraisemblance et la possibilité. Tout au contraire, j'ose défier qui que ce soit de composer une vie de Jésus qui ait un sens en tenant compte des discours que le prétendu Jean prête à Jésus. Cette façon de se prêcher et de se démontrer sans cesse, cette perpétuelle argumentation, cette mise en scène sans naïveté, ces longs raisonnements à la suite de chaque miracle, ces discours roides et gauches, dont le ton est si souvent faux et inégal [99], ne seraient pas soufferts par un homme de goût à côté des délicieuses sentences qui, selon les synoptiques, formaient l'âme de l'enseignement de Jésus. Ce sont ici évidemment des pièces artificielles [100], qui nous représentent les prédications de Jésus comme les dialogues de Platon nous rendent les entretiens de Socrate. Ce sont en quelque sorte les variations d'un musicien improvisant pour son compte sur un thème donné. Le thème, au cas dont il s'agit, peut n'être pas sans quelque authenticité ; mais, dans l'exécution, la fantaisie de l'artiste se donne pleine carrière. On sent le procédé factice, la rhétorique, l'apprêt [101]. Ajoutons que le vocabulaire de Jésus ne se retrouve pas dans les morceaux dont nous parlons. L'expression de « royaume de Dieu », qui était si familière au maître [102] n'y figure qu'une seule fois [103]. En revanche, le style des discours prêtés à Jésus par le quatrième Évangile offre la plus complète analogie avec celui des parties narratives du même Évangile et avec celui de l'auteur des épîtres dites de Jean. On voit qu'en écrivant ces discours, l'auteur du quatrième Évangile suivait, non ses souvenirs, mais le mouvement assez monotone de sa propre pensée. Toute une nouvelle langue mystique s'y déploie, langue caractérisée par l'emploi fréquent des mots « monde », « vérité», « vie », « lumière », « ténèbres », et qui est bien moins celle des synoptiques que celle du livre de la Sagesse, de Philon, des valentiniens. Si Jésus avait jamais parlé dans ce style, qui n'a rien d'hébreu, rien de juif, comment se fait-il que, parmi ses auditeurs, un seul en eût si bien gardé le secret ?


L'histoire littéraire offre, du reste, un exemple qui présente une certaine analogie avec le phénomène historique que nous venons d'exposer, et qui sert à l'expliquer. Socrate, qui comme Jésus n'écrivit pas, nous est connu par deux de ses disciples, Xénophon et Platon : le premier répondant, par sa rédaction limpide, transparente, impersonnelle, aux synoptiques ; le second rappelant par sa vigoureuse individualité l'auteur du quatrième Évangile. Pour exposer l'enseignement socratique, faut-il suivre les « Dialogues » de Platon ou les « Entretiens » de Xénophon ? Aucun doute à cet égard n'est possible ; tout le monde s'est attaché aux « Entretiens », et non aux « Dialogues». Platon cependant n'apprend-il rien sur Socrate ? Serait-il d'une bonne critique, en écrivant la biographie de ce dernier, de négliger les « Dialogues » ? Qui oserait le soutenir ?


Sans se prononcer sur la question matérielle de savoir quelle main a tracé le quatrième Évangile, et même en étant persuadé que ce n'est pas celle du fils de Zébédée, on peut donc admettre que cet ouvrage possède quelques titres à s'appeler « l'Évangile selon Jean». Le canevas historique du quatrième Évangile est, selon moi, la vie de Jésus telle qu'on la savait dans l'entourage immédiat de Jean. J'ajoute que, d'après mon opinion, cette école savait mieux diverses circonstances extérieures de la vie du fondateur que le groupe dont les souvenirs ont constitué les Évangiles synoptiques. Elle avait, notamment, sur les séjours de Jésus à Jérusalem, des données que les autres Églises ne possédaient pas. Presbyteros Joannes, qui probablement n'est pas un personnage différent de l'apôtre Jean, regardait, dit-on, le récit de Marc comme incomplet et désordonné ; il avait même un système pour expliquer les lacunes de ce récit [104]. Certains passages de Luc, où il y a comme un écho des traditions johanniques [105], prouvent d'ailleurs que les traditions conservées par le quatrième Évangile n'étaient pas pour le reste de la famille chrétienne quelque chose de tout à fait inconnu.


Ces explications seront suffisantes, je pense, pour qu'on voie, dans la suite du récit, les motifs qui m'ont déterminé à donner la préférence à tel ou tel des quatre guides que nous avons pour la vie de Jésus. En somme, j'admets les quatre Évangiles canoniques comme des documents sérieux. Tous remontent au siècle qui suivit la mort de Jésus ; mais leur valeur historique est fort diverse. Matthieu mérite évidemment une confiance hors ligne pour les discours ; là sont les Logia, les notes mêmes prises sur le souvenir vif et net de l'enseignement de Jésus. Une espèce d'éclat à la fois doux et terrible, une force divine, si j'ose le dire, souligne ces paroles, les détache du contexte et les rend pour le critique facilement reconnaissables. La personne qui s'est donné la tâche de faire avec l'histoire évangélique une composition régulière, possède à cet égard une excellente pierre de touche. Les vraies paroles de Jésus se décèlent pour ainsi dire d'elles-mêmes ; dès qu'on les touche dans ce chaos de traditions d'authenticité inégale, on les sent vibrer ; elles se traduisent comme spontanément, et viennent d'elles-mêmes se placer dans le récit, où elles gardent un relief sans pareil.


Les parties narratives groupées dans le premier Évangile autour de ce noyau primitif n'ont pas la même autorité. Il s'y trouve beaucoup de légendes d'un contour assez mou, sorties de la piété de la deuxième génération chrétienne [106]. Les récits que Matthieu possède en commun avec Marc offrent des fautes de copie témoignant d'une médiocre connaissance de la Palestine [107]. Beaucoup d'épisodes sont répétés deux fois, certains personnages sont doublés, ce qui prouve que des sources différentes ont été utilisées et grossièrement amalgamées [108]. L'Évangile de Marc est bien plus ferme, plus précis, moins chargé de circonstances tardivement insérées. C'est celui des trois synoptiques qui est resté le plus ancien, le plus original [109], celui où sont venus s'ajouter le moins d'éléments postérieurs. Les détails matériels ont dans Marc une netteté qu'on chercherait vainement chez les autres évangélistes. Il aime à rapporter certains mots de Jésus en syro-chaldaïque [110]. Il est plein d'observations minutieuses venant sans nul doute d'un témoin oculaire. Rien ne s'oppose à ce que ce témoin oculaire, qui évidemment avait suivi Jésus, qui l'avait aimé et regardé de très-près, qui en avait conservé une vive image, ne soit l'apôtre Pierre lui-même, comme le veut Papias.


Quant à l'ouvrage de Luc, sa valeur historique est sensiblement plus faible. C'est un document de seconde main. La narration y est plus mûrie. Les mots de Jésus y sont plus réfléchis, plus composés. Quelques sentences sont poussées à l'excès et faussées [111]. Écrivant hors de la Palestine, et certainement après le siège de Jérusalem [112], l'auteur indique les lieux avec moins de rigueur que les deux autres synoptiques ; il se représente trop volontiers le temple comme un oratoire, où l'on va faire ses dévotions [113] ; il ne parle pas des hérodiens ; il émousse les détails pour tâcher d'amener une concordance entre les différents récits [114] ; il adoucit les passages qui étaient devenus embarrassants d'après l'idée plus exaltée qu'on arrivait autour de lui à se faire de la divinité de Jésus [115], il exagère le merveilleux [116] ; il commet des erreurs de chronologie [117] et de topographie [118] ; il omet les gloses hébraïques [119], paraît savoir peu d'hébreu [120], ne cite aucune parole de Jésus en cette langue, nomme toutes les localités par leur nom grec, corrige parfois maladroitement les paroles de Jésus [121]. On sent l'écrivain qui compile, l'homme qui n'a pas vu directement les témoins, qui travaille sur les textes, et se permet de fortes violences pour les mettre d'accord. Luc avait probablement sous les yeux le récit primitif de Marc et les Logia de Matthieu. Mais il les traite avec beaucoup de liberté ; tantôt il fond ensemble deux anecdotes ou deux paraboles pour en faire une [122] ; tantôt il en décompose une pour en faire deux [123]. Il interprète les documents selon son esprit propre ; il n'a pas l'impassibilité absolue de Matthieu et de Marc. On peut dire certaines choses de ses goûts et de ses tendances particulières : c'est un dévot très-exact [124] ; il tient à ce que Jésus ait accompli tous les rites juifs [125] ; il est démocrate et ébionite exalté, c'est-à-dire très-opposé à la propriété et persuadé que la revanche des pauvres va venir [126] ; il affectionne par-dessus tout les anecdotes mettant en relief la conversion des pécheurs, l'exaltation des humbles [127] ; il modifie souvent les anciennes traditions pour leur donner ce tour [128]. Il admet dans ses premières pages des légendes sur l'enfance de Jésus, racontées avec ces longues amplifications, ces cantiques, ces procédés de convention qui forment le trait essentiel des Évangiles apocryphes. Enfin, il a dans le récit des derniers temps de Jésus quelques circonstances pleines d'un sentiment tendre et certains mots de Jésus d'une rare beauté [129], qui ne se trouvent pas dans les récits plus authentiques, et où l'on sent le travail de la légende. Luc les empruntait probablement à un recueil plus récent, où l'on visait surtout à exciter des sentiments de piété.


Une grande réserve était naturellement commandée à l'égard d'un document de cette nature. Il eût été aussi peu critique de le négliger que de l'employer sans discernement. Luc a eu sous les yeux des originaux que nous n'avons plus. C'est moins un évangéliste qu'un biographe de Jésus, un « harmoniste », un correcteur à la manière de Marcion et de Tatien. Mais c'est un biographe du premier siècle, un artiste divin qui, indépendamment des renseignements qu'il a puisés aux sources plus anciennes, nous montre le caractère du fondateur avec un bonheur de trait, une inspiration d'ensemble, un relief que n'ont pas les deux autres synoptiques. Son Évangile est celui dont la lecture a le plus de charme ; car, à l'incomparable beauté du fond commun, il ajoute une part d'artifice et de composition qui augmente singulièrement l'effet du portrait, sans nuire gravement à sa vérité.


En somme, on peut dire que la rédaction synoptique a traversé trois degrés : 1° l'état documentaire original (λόγια de Matthieu, λεχθέντα ἢ πραχθέντα de Marc), premières rédactions qui n'existent plus ; 2° l'état de simple mélange, où les documents originaux sont amalgamés sans aucun effort de composition, sans qu'on voie percer aucune vue personnelle de la part des auteurs (Évangiles actuels de Matthieu et de Marc) ; 3° l'état de combinaison, de rédaction voulue et réfléchie, où l'on sent l'effort pour concilier les différentes versions (Évangile de Luc, Évangiles de Marcion, de Tatien, etc.). L'Évangile de Jean, comme nous l'avons dit, forme une composition d'un autre ordre et tout à fait à part.


On remarquera que je n'ai fait, nul usage des Évangiles apocryphes. Ces compositions ne doivent être en aucune façon mises sur le même pied que les Évangiles canoniques. Ce sont de plates et puériles amplifications, ayant le plus souvent les canoniques pour base et n'y ajoutant jamais rien qui ait du prix. Au contraire, j'ai été fort attentif à recueillir les lambeaux, conservés par les Pères de l'Église, d'anciens Évangiles qui existèrent autrefois parallèlement aux canoniques et qui sont maintenant perdus, comme l'Évangile selon les Hébreux, l'Évangile selon les Égyptiens, les Évangiles dits de Justin, de Marcion, de Tatien [130]. Les deux premiers sont surtout importants en ce qu'ils étaient rédigés en araméen comme les Logia de Matthieu, qu'ils paraissent avoir constitué une variété de l'Évangile attribué à cet apôtre, et qu'ils furent l'Évangile des ébionim, c'est-à-dire de ces petites chrétientés de Batanée qui gardèrent l'usage du syro-chaldaïque, et qui paraissent à quelques égards avoir continué la ligne de Jésus. Mais il faut avouer que, dans l'état où ils nous sont arrivés, ces Évangiles sont inférieurs, pour l'autorité critique, à la rédaction de l'Évangile de Matthieu que nous possédons.


On comprend maintenant, ce semble, le genre de valeur historique que j'attribue aux Évangiles. Ce ne sont ni des biographies à la façon de Suétone, ni des légendes fictives à la manière de Philostrate ; ce sont des biographies légendaires. Je les rapprocherais volontiers des légendes de Saints, des Vies de Plotin, de Proclus, d'Isidore, et autres écrits du même genre, où la vérité historique et l'intention de présenter des modèles de vertu se combinent à des degrés divers. L'inexactitude, qui est un des traits de toutes les compositions populaires, s'y fait particulièrement sentir. Supposons qu'il y a quinze ou vingt ans, trois ou quatre vieux soldats de l'Empire se fussent mis chacun de leur côté à écrire la vie de Napoléon avec leurs souvenirs. Il est clair que leurs récits offriraient de nombreuses erreurs, de fortes discordances. L'un d'eux mettrait Wagram avant Marengo ; l'autre écrirait sans hésiter que Napoléon chassa des Tuileries le gouvernement de Robespierre ; un troisième omettrait des expéditions de la plus haute importance. Mais une chose résulterait certainement avec un haut degré de vérité de ces naïfs récits, c'est le caractère du héros, l'impression qu'il faisait autour de lui. En ce sens, de telles histoires populaires vaudraient mieux qu'une histoire solennelle et officielle. On en peut dire autant des Évangiles. Uniquement attentifs à mettre en saillie l'excellence du maître, ses miracles, son enseignement, les évangélistes montrent une entière indifférence pour tout ce qui n'est pas l'esprit même de Jésus. Les contradictions sur les temps, les lieux, les personnes, étaient regardées comme insignifiantes ; car, autant on prêtait à la parole de Jésus un haut degré d'inspiration, autant on était loin d'accorder cette inspiration aux rédacteurs. Ceux-ci ne s'envisageaient que comme de simples scribes et ne tenaient qu'à une seule chose : ne rien omettre de ce qu'ils savaient [131].


Sans contredit, une part d'idées préconçues dut se mêler à de tels souvenirs. Plusieurs récits, surtout de Luc, sont inventés pour faire ressortir vivement certains traits de la physionomie de Jésus. Cette physionomie elle-même subissait chaque jour des altérations. Jésus serait un phénomène unique dans l'histoire si, avec le rôle qu'il joua, il n'avait été bien vite transfiguré. La légende d'Alexandre était éclose avant que la génération de ses compagnons d'armes fut éteinte ; celle de saint François d'Assise commença de son vivant. Un rapide travail de métamorphose s'opéra de même, dans les vingt ou trente années qui suivirent la mort de Jésus, et imposa à sa biographie les tours absolus d'une légende idéale. La mort perfectionne l'homme le plus parfait ; elle le rend sans défaut pour ceux qui l'ont aimé. En même temps, d'ailleurs, qu'on voulait peindre le maître, on voulait le démontrer. Beaucoup d'anecdotes étaient conçues pour prouver qu'en lui les prophéties envisagées comme messianiques avaient eu leur accomplissement. Mais ce procédé, dont il ne faut pas nier l'importance, ne saurait tout expliquer. Aucun ouvrage juif du temps ne donne une série de prophéties exactement libellées que le Messie dut accomplir. Plusieurs des allusions messianiques relevées par les évangélistes sont si subtiles, si détournées, qu'on ne peut croire que tout cela répondît à une doctrine généralement admise. Tantôt l'on raisonna ainsi : « Le Messie doit faire telle chose ; or, Jésus est le Messie ; donc Jésus, a fait telle chose. » Tantôt on raisonna à l'inverse : « Telle chose est arrivée à Jésus ; or, Jésus est le Messie ; donc, telle chose devait arriver au Messie [132]. » Les explications trop simples sont toujours fausses quand il s'agit d'analyser le tissu de ces profondes créations du sentiment populaire, qui déjouent tous les systèmes par leur richesse et leur infinie variété.


À peine est-il besoin de dire qu'avec de tels documents, pour ne donner que de l'incontestable, il faudrait s'en tenir aux lignes générales. Dans presque toutes les histoires anciennes, même dans celles qui sont bien moins légendaires que celles-ci, le détail prête à des doutes infinis. Quand nous avons deux récits d'un même fait, il est extrêmement rare que les deux récits soient d'accord. N'est-ce pas une raison, quand on n'en a qu'un seul, de tomber en bien des perplexités ? On peut dire que, parmi les anecdotes, les discours, les mots célèbres rapportés par les historiens, il n'y en a pas un de rigoureusement authentique. Y avait-il des sténographes pour fixer ces paroles rapides ? Y avait-il un annaliste toujours présent pour noter les gestes, les allures, les sentiments des acteurs ? Essayons d'arriver au vrai sur la manière dont s'est passé tel ou tel fait contemporain, nous n'y réussirons pas. Deux récits d'un même événement faits par des témoins oculaires diffèrent essentiellement. Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l'énoncé des faits d'ensemble ? Ce serait supprimer l'histoire. Certes, je crois bien que, si l'on excepte certains axiomes courts et presque mnémoniques, aucun des discours rapportés par Matthieu n'est textuel ; à peine nos procès-verbaux sténographiés le sont-ils. J'admets volontiers que cet admirable récit de la Passion renferme une foule d'à peu près. Ferait-on cependant l'histoire de Jésus en omettant ces prédications qui nous rendent d'une manière si vive la physionomie de ses discours, et en se bornant à dire avec Josèphe et Tacite « qu'il fut mis à mort par l'ordre de Pilate à l'instigation des prêtres » ? Ce serait là, selon moi, un genre d'inexactitude pire que celui auquel on s'expose en admettant les détails que nous fournissent les textes. Ces détails ne sont pas vrais à la lettre ; mais ils sont vrais d'une vérité supérieure ; ils sont plus vrais que la nue vérité, en ce sens qu'ils sont la vérité rendue expressive et parlante, élevée à la hauteur d'une idée.


Je prie les personnes qui trouveront que j'ai accordé une confiance exagérée à des récits en grande partie légendaires, de tenir compte de l'observation que je viens de faire. À quoi se réduirait la vie d'Alexandre, si on se bornait à ce qui est matériellement certain ? Les traditions même en partie erronées renferment une portion de vérité que l'histoire ne peut négliger. On n'a pas reproché à M. Sprenger d'avoir, en écrivant la vie de Mahomet, tenu grand compte des hadith ou traditions orales sur le prophète, et d'avoir souvent prêté textuellement à son héros des paroles qui ne sont connues que par cette source. Les traditions sur Mahomet, cependant, n'ont pas un caractère historique supérieur à celui des discours et des récits qui composent les Évangiles. Elles furent écrites de l'an 50 à l'an 140 de l'hégire. Quand on écrira l'histoire des écoles juives aux siècles qui ont précédé et suivi immédiatement la naissance du christianisme, on ne se fera aucun scrupule de prêter à Hillel, à Schammaï, à Gamaliel, les maximes que leur attribuent la Mischna et la Gemara, bien que ces grandes compilations aient été rédigées plusieurs centaines d'années après les docteurs dont il s'agit.


Quant aux personnes qui croient, au contraire, que l'histoire doit consister à reproduire sans interprétation les documents qui nous sont parvenus, je les prie d'observer qu'en un tel sujet cela n'est pas loisible. Les quatre principaux documents sont en flagrante contradiction les uns avec les autres ; Josèphe, d'ailleurs, les rectifie quelquefois. Il faut choisir. Prétendre qu'un événement ne peut pas s'être passé de deux manières à la fois, ni d'une façon absurde, n'est pas imposer à l'histoire une philosophie a priori. De ce qu'on possède plusieurs versions différentes d'un même fait, de ce que la crédulité a mêlé à toutes ces versions des circonstances fabuleuses, l'historien ne doit pas conclure que le fait soit faux ; mais il doit, en pareil cas, se tenir en garde, discuter les textes et procéder par induction. Il est surtout une classe de récits à propos desquels ce principe trouve une application nécessaire, ce sont les récits surnaturels. Chercher à expliquer ces récits ou les réduire à des légendes, ce n'est pas mutiler les faits au nom de la théorie ; c'est partir de l'observation même des faits. Aucun des miracles dont les vieilles histoires sont remplies ne s'est passé dans des conditions scientifiques. Une observation qui n'a pas été une seule fois démentie nous apprend qu'il n'arrive de miracles que dans les temps et les pays où l'on y croit, devant des personnes disposées à y croire. Aucun miracle ne s'est produit devant une réunion d'hommes capables de constater le caractère miraculeux d'un fait. Ni les personnes du peuple, ni les gens du monde ne sont compétents pour cela. Il y faut de grandes précautions et une longue habitude des recherches scientifiques. De nos jours, n'a-t-on pas vu presque tous les gens du monde dupes de grossiers prestiges ou de puériles illusions ? Des faits merveilleux attestés par des petites villes tout entières sont devenus, grâce à une enquête plus sévère, des faits condamnables [133]. Puisqu'il est avéré qu'aucun miracle contemporain ne supporte la discussion, n'est-il pas probable que les miracles du passé, qui se sont tous accomplis dans des réunions populaires, nous offriraient également, s'il nous était possible de les critiquer en détail, leur part d'illusion ?


Ce n'est donc pas au nom de telle ou telle philosophie, c'est au nom d'une constante expérience, que nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous ne disons pas : « Le miracle est impossible ; » nous disons : « Il n'y a pas eu jusqu'ici de miracle constaté. » Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties assez sérieuses pour être discuté ; qu'il s'annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un mort, que ferait-on ? Une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre, s'assurerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle où devrait se faire l'expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaire pour ne laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la résurrection s'opérait, une probabilité presque égale à la certitude serait acquise. Cependant, comme une expérience doit toujours pouvoir se répéter, que l'on doit être capable de refaire ce que l'on a fait une fois, et que, dans l'ordre du miracle, il ne peut être question de facile ou de difficile, le thaumaturge serait invité à reproduire son acte merveilleux dans d'autres circonstances, sur d'autres cadavres, dans un autre milieu. Si chaque fois le miracle réussissait, deux choses seraient prouvées : la première, c'est qu'il arrive dans le monde des faits surnaturels ; la seconde, c'est que le pouvoir de les produire appartient ou est délégué à certaines personnes. Mais qui ne voit que jamais miracle ne s'est passé dans ces conditions-là ; que toujours jusqu'ici le thaumaturge a choisi le sujet de l'expérience, choisi le milieu, choisi le public ; que d'ailleurs, le plus souvent, c'est le peuple lui-même qui, par suite de l'invincible besoin qu'il a de voir dans les grands événements et dans les grands hommes quelque chose de divin, crée après coup les légendes merveilleuses ? Jusqu'à nouvel ordre, nous maintiendrons donc ce principe de critique historique, qu'un récit surnaturel ne peut être admis comme tel, qu'il implique toujours crédulité ou imposture, que le devoir de l'historien est de l'interpréter et de rechercher quelle part de vérité, quelle part d'erreur il peut recéler.


Telles sont les règles qui ont été suivies dans la composition de cet écrit. À la lecture des textes, j'ai pu joindre une grande source de lumières, la vue des lieux où se sont passés les événements. La mission scientifique ayant pour objet l'exploration de l'ancienne Phénicie, que j'ai dirigée en 1860 et 1861, m'amena à résider sur les frontières de la Galilée et à y voyager fréquemment. J'ai traversé dans tous les sens la province évangélique ; j'ai visité Jérusalem, Hébron et la Samarie ; presque aucune localité importante de l'histoire de Jésus ne m'a échappé. Toute cette histoire qui, à distance, semble flotter dans les nuages d'un monde sans réalité, prit ainsi un corps, une solidité qui m'étonnèrent. L'accord frappant des textes et des lieux, la merveilleuse harmonie de l'idéal évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre furent pour moi une révélation. J'eus devant les yeux un cinquième Évangile, lacéré mais lisible encore, et désormais, à travers les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d'un être abstrait, qu'on dirait n'avoir jamais existé, je vis une admirable figure humaine vivre, se mouvoir. Pendant l'été, ayant dû monter à Ghazir, dans le Liban, pour prendre un peu de repos, je fixai en traits rapides l'image qui m'était apparue, et il en résulta cette histoire. Quand une cruelle épreuve vint hâter mon départ, je n'avais plus à rédiger que quelques pages. Le livre a été, de la sorte, composé fort près des lieux mêmes où Jésus naquit et vécut. Depuis mon retour [134], j'ai travaillé sans cesse à compléter et à contrôler dans le détail l'ébauche que j'avais écrite à la hâte dans une cabane maronite, avec cinq ou six volumes autour de moi.


Plusieurs regretteront peut-être le tour biographique qu'a ainsi pris mon ouvrage. Quand je conçus pour la première fois une histoire des origines du christianisme, ce que je voulais faire, c'était bien, en effet, une histoire de doctrines, où les hommes n'auraient eu presque aucune part. Jésus eût à peine été nommé ; on se fût surtout attaché à montrer comment les idées qui se sont produites sous son nom germèrent et couvrirent le monde. Mais j'ai compris, depuis, que l'histoire n'est pas un simple jeu d'abstractions, que les hommes y sont plus que les doctrines. Ce n'est pas une certaine théorie sur la justification et la rédemption qui a fait la Réforme : c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme, l'hellénisme, le judaïsme auraient pu se combiner sous toutes les formes ; les doctrines de la résurrection et du Verbe auraient pu se développer durant des siècles, sans produire ce fait fécond, unique, grandiose, qui s'appelle le christianisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus, de saint Paul, des apôtres. Faire l'histoire de Jésus, de saint Paul, des apôtres, c'est faire l'histoire des origines du christianisme. Les mouvements antérieurs n'appartiennent à notre sujet qu'en ce qu'ils servent à expliquer ces hommes extraordinaires, lesquels ne peuvent naturellement avoir été sans lien avec ce qui les a précédés.


Dans un tel effort pour faire revivre les hautes âmes du passé, une part de divination et de conjecture doit être permise. Une grande vie est un tout organique qui ne peut se rendre par la simple agglomération de petits faits. Il faut qu'un sentiment profond embrasse l'ensemble et en fasse l'unité. La raison d'art en pareil sujet est un bon guide ; le tact exquis d'un Gœthe trouverait à s'y appliquer. La condition essentielle des créations de l'art est de former un système vivant dont toutes les parties s'appellent et se commandent. Dans les histoires du genre de celle-ci, le grand signe qu'on tient le vrai est d'avoir réussi à combiner les textes d'une façon qui constitue un récit logique, vraisemblable, où rien ne détonne. Les lois intimes de la vie, de la marche des produits organiques, de la dégradation des nuances, doivent être à chaque instant consultées ; car ce qu'il s'agit de retrouver, ce n'est pas la circonstance matérielle, impossible à vérifier, c'est l'âme même de l'histoire ; ce qu'il faut rechercher, ce n'est pas la petite certitude des minuties, c'est la justesse du sentiment général, la vérité de la couleur. Chaque trait qui sort des règles de la narration classique doit avertir de prendre garde ; car le fait qu'il s'agit de raconter a été conforme à la nécessité des choses, naturel, harmonieux. Si on ne réussit pas à le rendre tel par le récit, c'est que sûrement on n'est pas arrivé à le bien voir. Supposons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble sec, heurté, artificiel ; que faudrait-il en conclure ? Une seule chose : c'est que les textes ont besoin de l'interprétation du goût, qu'il faut les solliciter doucement jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues. Serait-on sûr alors d'avoir, trait pour trait, la statue grecque ? Non ; mais on n'en aurait pas du moins la caricature : on aurait l'esprit général de l'œuvre, une des façons dont elle a pu exister.


Ce sentiment d'un organisme vivant, on n'a pas hésité à le prendre pour guide dans l'agencement général du récit. La lecture des Évangiles suffirait pour prouver que leurs rédacteurs, quoique ayant dans l'esprit un plan très-juste de la vie de Jésus, n'ont pas été guidés par des données chronologiques bien rigoureuses ; Papias, d'ailleurs, nous l'apprend expressément, et appuie son opinion d'un témoignage qui paraît émaner de l'apôtre Jean lui-même [135]. Les expressions : « En ce temps-là », « Après cela ». « Alors », « Et il arriva que… », etc., sont de simples transitions destinées à rattacher les uns aux autres les différents récits. Laisser tous les renseignements fournis par les Évangiles dans le désordre où la tradition nous les donne, ce ne serait pas plus écrire l'histoire de Jésus qu'on n'écrirait l'histoire d'un homme célèbre en donnant pêle-mêle les lettres et les anecdotes de sa jeunesse, de sa vieillesse, de son âge mûr. Le Coran, qui nous offre aussi dans le décousu le plus complet les pièces des différentes époques de la vie de Mahomet, a livré son secret à une critique ingénieuse ; on a découvert d'une manière à peu près certaine l'ordre chronologique où ces pièces ont été composées. Un tel redressement est beaucoup plus difficile pour l'Évangile, la vie publique de Jésus ayant été plus courte et moins chargée d'événements que la vie du fondateur de l'islam. Cependant, la tentative de trouver un fil pour se guider dans ce dédale ne saurait être taxée de subtilité gratuite. Il n'y a pas grand abus d'hypothèse à supposer qu'un fondateur religieux commence par se rattacher aux aphorismes moraux qui sont déjà en circulation de son temps et aux pratiques qui ont de la vogue ; que, plus mûr et entré en pleine possession de sa pensée, il se complaît dans un genre d'éloquence calme, poétique, éloigné de toute controverse, suave et libre comme le sentiment pur ; qu'il s'exalte peu à peu, s'anime devant l'opposition, finit par les polémiques et les fortes invectives. Telles sont les périodes qu'on distingue nettement dans le Coran. L'ordre adopté avec un tact extrêmement fin par les synoptiques suppose une marche analogue. Qu'on lise attentivement Matthieu, on trouvera dans la distribution des discours une gradation fort analogue à celle que nous venons d'indiquer. On observera, d'ailleurs, la réserve des tours de phrase dont nous nous servons quand il s'agit d'exposer le progrès des idées de Jésus. Le lecteur peut, s'il le préfère, ne voir dans les divisions adoptées à cet égard que les coupes indispensables à l'exposition méthodique d'une pensée profonde et compliquée.


Si l'amour d'un sujet peut servir à en donner l'intelligence, on reconnaîtra aussi, j'espère, que cette condition ne m'a pas manqué. Pour faire l'histoire d'une religion, il est nécessaire, premièrement, d'y avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine) ; en second lieu, de n'y plus croire d'une manière absolue ; car la foi absolue est incompatible avec l'histoire sincère. Mais l'amour va sans la foi. Pour ne s'attacher à aucune des formes qui captivent l'adoration des hommes, on ne renonce pas à goûter ce qu'elles contiennent de bon et de beau. Aucune apparition passagère n'épuise la Divinité ; Dieu s'était révélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui. Profondément inégales et d'autant plus divines qu'elles sont plus grandes, plus spontanées, les manifestations du Dieu caché au fond de la conscience humaine sont toutes du même ordre. Jésus ne saurait donc appartenir uniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l'honneur commun de ce qui porte un cœur d'homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l'histoire ; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l'histoire entière est incompréhensible sans lui.

NOTES

1- Leyde, Noothoven van Goor, 1862. Paris, Cherbuliez. Ouvrage couronné par la société de la Haye, pour la défense de la religion chrétienne. > livre en ligne

2- Strasbourg, Treuttel et Wurtz. 2e édition, 1860. Paris, Cherbuliez. > livre en ligne : I & II (3e édition, 1864)

3- Strasbourg, Treuttel et Wurtz, 1863.

4- Paris, Michel Lévy frères, 1860. > livre en ligne

5- Paris, Michel Lévy frères, 1864.

6- Paris, Ladrange. 2e édition, 1856. > livre en ligne : I & II ou version originale : I & II (en allemand) (1840)

7- Paris, Hetzel et Lacroix, 1864.

8- Paris, Hachette, 1863. > livre en ligne

9- Strasbourg, Treuttel et Wurtz. 2e édition, 1864. Paris. Cherbuliez. > revue en ligne & suite

10- Paris, Lacroix. 2e édition, 1866.

11- Londres, 1854.

12- Strasbourg, Treuttel et Wurtz. Paris, Cherbuliez.

13- Les grands résultats obtenus sur ce point n'ont été acquis que depuis la première édition de l'ouvrage de M. Strauss. Le savant critique y a, du reste, fait droit dans ses éditions successives avec beaucoup de bonne foi.

14- Il est à peine besoin de rappeler que pas un mot, dans le livre de M. Strauss, ne justifie l'étrange et absurde calomnie par laquelle on a tenté de décréditer auprès des personnes superficielles un livre commode, exact, spirituel et consciencieux, quoique gâté dans ses parties générales par un système exclusif. Non-seulement M. Strauss n'a jamais nié l'existence de Jésus, mais chaque page de son livre implique cette existence. Ce qui est vrai, c'est que M. Strauss suppose le caractère individuel de Jésus plus effacé pour nous qu'il ne l'est peut-être en réalité.

15- Antiquités judaïques, XVIII, III, 3.

16- « S'il est permis de l'appeler homme. »

17- Au lieu de ὁ Χριστὸς οὗτος ἦν, il y avait probablement Χριστὸς οὗτος ἐλέγετο. Cf. Antiquités judaïques, XX, IX, 1 ; Origène, In Matthieu, X, 17 ; Contre Celse, I, 47 ; II, 13.

18- Eusèbe (Historia ecclesiastica, I, 11, et Démonstration évangélique, III, 5) cite le passage sur Jésus comme nous le lisons maintenant dans Josèphe. Origène (Contre Celse, I, 47 ; II, 13), Eusèbe (Historia ecclesiastica, II, 23), saint Jérôme (De viris illustribus, 2, 13), Suidas (au mot Ἰώσηπος citent une autre interpolation chrétienne, laquelle ne se trouve dans aucun des manuscrits de Josèphe qui sont parvenus jusqu'à nous.

19- Les lecteurs français peuvent consulter sur ces sujets : Alexandre, Carmina sibyllina, Paris, 1851-56 ; Reuss, les Sibylles chrétiennes, dans la Revue de théologie, avril et mai 1861 ; Colani, Jésus-Christ et les croyances messianiques, p. 16 et suivantes, sans préjudice des travaux d'Ewald, Dillmann, Volkmar, Hilgenfeld.

20- Judæ epistola, 6, 14 ; IIa Petri, II, 4 ; Testament des douze patriarches, Siméon, 5 ; Lévi, 10, 14, 16 ; Juda, 18 ; Dan, 5 ; Nephtali, 4 ; Benjamin, 9 ; Zabulon, 3.

21- Judæ epistola, 9 (voir Origène, De principiis, III, II, 1 ; Didyme d'Alexandrie, Maxima Bibliotheca veterum patrum, IV, p. 336). Comparez Matthieu, XXIV, 21 et suivants à l'Assomption de Moïse, c. 8 et 10 (p. 104, 105, édition Hilgenfeld) ; Romains, II, 15 à l'Assomption de Moïse, p. 99-100.

22- Épître de Barnabé, ch. IV, XVI (d'après le Codex sinaïticus, édition Hilgenfeld, p. 8, 52), en comparant Hénoch, LXXXIX, 56 et suivants ; Matthieu, XXIV, 22 ; Marc, XIII, 20. Voir d'autres coïncidences du même genre, ci-dessous, note 38 ; chapitre III, note 20 ; chapitre XXI, note 49. Comparez aussi les paroles de Jésus rapportées par Papias (dans Irénée, Adversus hæreses, V, XXXIII, 3-4) à Hénoch, X, 19 et à l'Apocalypse de Baruch, § 29 (Ceriani, Monumenta sacra et profana, t. I, fasc. I, p. 80).

23- Je suis assez porté à croire qu'il y a dans les Évangiles des allusions à cette partie du livre d'Hénoch, ou du moins à des parties toutes semblables. Voir chapitre XXI, note 49.

24- Le passage ch. LXVII, 4 et suivants, où les phénomènes volcaniques des environs de Pouzzoles sont décrits, ne prouve pas que toute la section dont il fait partie soit postérieure à l'an 79, date de l'éruption du Vésuve. Il semble qu'il y a des allusions à des phénomènes du même genre dans l'Apocalypse (ch. IX), laquelle est de l'an 68.

25- Elle vient d'être publiée en traduction latine d'après un original syriaque par M. Ceriani, Anecdota sacra et profana, tom. I, fasc. II (Milan, 1866).

26- Voir ci-dessus, notes 21 et 22.

27- Les lecteurs français qui souhaiteraient de plus amples développements peuvent lire, outre les ouvrages de M. Réville, de M. Nicolas et de M. Stap précités, les travaux de MM. Reuss, Scherer, Schwalb, Scholten ( traduit par Réville), dans la Revue de théologie, t. X, XI, XV ; deuxième série, II, III, IV ; troisième série, I, II, III, IV, — et celui de M. Réville, dans la Revue des Deux Mondes, 1er mai et 1er juin 1866.

28- Luc, I, 1-4.

29- Actes, I, 1. Comparez Luc, I, 1-4.

30- À partir de XVI, 10, l'auteur se donne pour témoin oculaire.

31- Colossiens, IV, 14 ; Philemon, 24 ; II Tim., IV, 11. Le nom de Lucas (contraction de Lucanus) étant fort rare, on n'a pas à craindre ici une de ces homonymies qui jettent tant de perplexité dans les questions de critique relatives au Nouveau Testament.

32- Versets 9, 20, 24, 28, 29-32. Comparez XXII, 36. Ces passages sont d'autant plus frappants que l'auteur sent l'objection qui peut résulter de prédictions à si courte échéance, et y pare, — soit en adoucissant des passages comme Marc, XIII, 14 et suivants, 24, 29 : Matthieu, XXIV, 15 et suivants, 29, 33, — soit par des réponses comme Luc, XVII, 20, 21.

33- Dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39. On ne saurait élever un doute quelconque sur l'authenticité de ce passage. Eusèbe, en effet, loin d'exagérer l'autorité de Papias, est embarrassé de sa naïveté, de son millénarisme grossier, et se tire d'affaire en le traitant de petit esprit. Comparez Irénée, Adversus hæreses, III, I, 1 ; V, XXXIII, 3-4.

34- Papias, sur ce point, s'en référait à une autorité plus ancienne encore, à celle de Presbyteros Joannes. (Sur ce personnage, voir ci-dessous, note 89.

35- C'est-à-dire en dialecte sémitique.

36- Ἡρμήνευσε. Rapproché comme il est de ἑϐραΐδι διαλέκτῳ, ce mot ne peut signifier ici que « traduire ». Quelques lignes plus haut, ἑρμηνευτής est pris dans le sens de drogman.

37- Luc, I, 1-2 ; Origène, Homilia in Lucam, I, init. ; saint Jérôme, Commentarii in Matthæum, prol.

38- Papias, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39. Comparez Irénée, Adversus hæreses, III, II et III. Voir aussi ce qui concerne Polycarpe dans le fragment de la lettre d'Irénée à Florinus, conservé par Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 20. Ὡς γέγραπται dans l'épître de saint Barnabé (ch. IV, p. 12, édition Hilgenfeld) s'applique à des mots qui se trouvent dans saint Matthieu, XXII, 14. Mais ces mots, qui flottent à deux endroits de saint Matthieu (XXII, 16 ; XX, 14), peuvent provenir dans Matthieu d'un livre apocryphe, ainsi que cela a lieu pour les passages Matthieu, XXIII, 34 et suivants, XXIV, 22 et environs. Comparez IV Esdras, VIII, 3. Notez au même chapitre de l'épître de Barnabé (p. 8, édition Hilgenfeld) la singulière coïncidence d'un passage que l'auteur attribue à Hénoch, en se servant de la formule γέγραπται, avec Matthieu, XXIV, 22. Comparez aussi la γραφή citée dans l'épître de Barnabé, c. XVI (p. 52, Hilg.), à Hénoch, LXXXIX, 56 et suivants Voir chapitre XXI, note 49. Dans la 2e épître de saint Clément, (ch. II), et dans saint Justin, Apologiæ I, 67, les synoptiques sont décidément cités comme des écritures sacrées. I Tim., V, 18 offre aussi comme γραφή un proverbe qui se trouve dans Luc (X, 7). Cette épître n'est pas de saint Paul.

39- C'est ainsi que le beau récit Jean, VIII, 1-11, a toujours flotté sans trouver sa place fixe dans le cadre des Évangiles reçus.

40- Clement d'Alexandrie Epistolæ, I, 13 ; II, 12.

41- Τὰ ἀπομνημονεύματα τῶν ἀποστόλων, ἃ καλεῖται εὐαγγελία. (Ces derniers mots sont suspects d'interpolation.) Justin, Apologiæ I, 16. 17, 33, 34, 38, 45, 66, 67, 77, 78 ; Dialogus cum Tryphone, 10, 17, 41, 43, 51, 53, 69, 70, 76, 77, 78, 88, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 111, 120, 125, 132.

42- Voir, par exemple, ce qui concerne l'Évangile de Tatien, dans Théodoret, Hæreticæ fabulæ, I, 20.

43- Jules Africain, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, I, 7.

44- Historia ecclesiastica, III, 39. On pourrait être tenté de voir le quatrième Évangile dans les « récits » d'Aristion ou dans les « traditions » de celui que Papias appelle Presbyteros Joannes. Mais Papias semble présenter ces récits et ces traditions comme non écrits. Si les extraits qu'il donnait de ces récits et de ces traditions eussent appartenu au quatrième Évangile, Eusèbe l'eût dit. En outre, ce que l'on sait des idées de Papias est d'un millénaire, disciple de l'Apocalypse, et nullement d'un disciple de la théologie du quatrième Évangile.

45- Qu'on ne dise pas : Papias ne parle ni de Luc ni de Paul, et cependant les écrits de Luc et de Paul existaient de son temps. Papias a dû être un adversaire de Paul, et il a pu ne pas connaître l'ouvrage de Luc, composé à Rome pour une tout autre famille chrétienne. Mais comment, à Hiérapolis, vivant au cœur même de l'école de Jean, eût-il négligé l'Évangile écrit par un tel maître ? Qu'on ne dise pas non plus qu'à propos de Polycarpe (IV, 14) et de Théophile (IV, 24), Eusèbe ne relève pas toutes les citations que font ces Pères des écrits du Nouveau Testament. Le tour particulier du chapitre III, 39, rendait une mention du quatrième Évangile presque immanquable, si Eusèbe l'eût trouvée en Papias.

46- Quelques passages, Apologiæ I, 32, 61 ; Dialogus cum Tryphone, 88, portent à le croire. La théorie du Logos, dans Justin, n'est pas telle qu'on soit obligé de supposer qu'il l'a prise dans le quatrième Évangile.

47- Endroits cités, note 32. Remarquez surtout Apologiæ I, 14 et suivants, supposant notoirement que Justin, ou ne connaissait pas les discours de Jean, ou ne les regardait pas comme représentant l'enseignement de Jésus.

48- Hom. III, 52 ; XI, 26 ; XIX, 22. Il est remarquable que les citations que Justin et l'auteur des Homélies paraissent faire du quatrième Évangile coïncident en partie entre elles et présentent les mêmes écarts du texte canonique. (Comparez aux passages précités Justin, Apologiæ I, 22, 61 ; Dialogus cum Tryphone, 69.) On pourrait être tenté de conclure de là que Justin et l'auteur des Homélies consultèrent non le quatrième Évangile, mais une source à laquelle l'auteur du quatrième Évangile aurait puisé.

49- Les passages de Tertullien, De carne Christi, 3 ; Adversus Marcionem, IV, 3, 5, ne prouvent pas contre ce que nous disons.

50- Les « Actes de Pilate » apocryphes que nous possédons, et qui supposent le quatrième Évangile, ne sont nullement ceux dont parlent Justin (Apologiæ I, 35, 48) et Tertullien (Apologeticus, 21). Il est même probable que les deux Pères ne parlent de tels Actes que sur un ouï-dire légendaire et non pour les avoir lus.

51- Cf. Justin, Dialogus cum Tryphone, 81.

52- L'Apocalypse est de l'an 68. En supposant que Jean eût une dizaine d'années de moins que Jésus, il devait avoir environ soixante ans quand il la composa.

53- Galates, II, 9. Le passage Apocalypse, II, 2, 14, semble renfermer une allusion haineuse contre Paul.

54- Voir presque tous les passages où se trouve le mot Ἰουδαῖοι.

55- Polycrate, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 24

56- Jean, II, 6, 13 ; V, 1 ; VI, 4 ; XI, 55 ; XIX, 42.

57- Eusèbe, Historia ecclesiastica, IV, 26 ; V, 23-25 ; Chronique pascale, p. 6 et suivantes, édition Du Cange.

58- Ibid.

59- Legatio pro christ., 10.

60- Dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 42.

61- Ibid., V, 1.

62- Ad Aulolycum, II, 22.

63- Adversus hæresus, II, XXII, 5 ; III, I. Cf. Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 8.

64- Ligne 9 et suivantes.

65- Adversus Græcos, 5, 7. Il est douteux pourtant que l'Harmonie des Évangiles, composée par Tatien, embrassât le quatrième Évangile ; le titre Diatessaron ne venait probablement pas de Tatien lui-même. Cf. Eusèbe, Historia ecclesiastica, IV, 29 ; Théodoret, Hæreticæ fabulæ, I, 20 ; Épiphane, Adversus hæresus, XLVI, 1 ; Fabricius, Codex apocryphus, I, 378.

66- Ch. 6, 7, 8, 9, 11. Les passages des épitres attribuées à saint Ignace où l'on croit trouver des allusions au quatrième Évangile sont d'une authenticité douteuse. L'autorité de Celse, qu'on allègue quelquefois, est nulle, puisque Celse était contemporain d'Origène.

67- Irénée, Adversus hæresus, I, III, 6 ; III, XI, 7 ; saint Hippolyte (?), Philosophumena, VI, II, 29 et suivants Cf. Ibid., VII, I, 22, 27.

68- Irénée, Adversus hæresus, III, XI, 9.

69- Épiphane, Adversus hæresus, LI, 3, 4, 28 ; LIV, 1.

70- Lettres d'Irénée à Florinus, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 20. Comparez ibid., III, 39.

71- I Joann., I, 3, 5. Les deux écrits offrent une grande identité de style, les mêmes tours, les mêmes expressions favorites.

72- Epist. ad Philipp., 7. Comparez I Joann., IV, 2 et suivants Mais ce pourrait être là une simple rencontre, venant de ce que les deux écrits sont de la même école et du même temps. L'authenticité de l'épître de Polycarpe est contestée.

73- Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39. Il serait bien étrange que Papias, qui ne connaissait pas l'Évangile, connût l'épître. Eusèbe dit seulement que Papias se sert de témoignages tirés de cette épître. Cela n'implique pas une citation expresse. Tout se bornait peut-être à quelques mots qu'Eusèbe, mauvais juge en une question de critique, aura crus empruntés à l'épître.

74- Adversus hæresus, III, XVI, 5, 8. Cf. Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 8.

75- Jean, XIII, 23 et suivants ; XVIII, 15-16 ; XIX, 26 ; XX, 2 et suivants ; XXI, 7, 20 et suivants.

76- Jean, XVIII, 15-16 ; XX, 2-6 ; XXI, 15-19. Comparez I, 35, 40, 41.

77- Jean, VI, 65 ; XII, 6 ; XIII, 21 et suivants.

78- La manière dont Presbyteros Joannes s'exprimait sur l'Évangile de Marc (Papias, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39) implique, en effet, une critique bienveillante, ou plutôt, une sorte d'excuse, qui semble supposer que les disciples de Jean concevaient sur le même sujet quelque chose de mieux.

79- Comparez Jean, XVIII, 15 et suivants, à Matthieu, XXVI, 58 ; Jean, XX, 2-6, à Marc, XVI, 7. Voir aussi Jean, I, 35 et suivants, XIII, 24-25 ; XXI, 7, 20 et suivants.

80- Voir ci-dessous, p. 165-166.

81- Voir l'épitre aux Colossiens, surtout II, 8, 18 ; I Tim., I, 4 ; VI, 20 ; II Tim., II, 18.

82- Jean, I, 14 ; XIX, 35 ; XXI, 24 et suivants. Comparez la première épître de Jean, I, 3, 5.

83- Quelques-uns de ces traits ne peuvent avoir une valeur sérieuse : I, 40 ; II, 6 ; IV, 52 ; V, 5, 19 ; VI, 9, 19 ; XXI, 11.

84- Voir, par exemple, chap. IX et XI. Remarquer surtout l'effet étrange que font des passages comme Jean, XIX, 35 ; XX, 31 ; XXI, 20-23, 24-25, quand on se rappelle l'absence de toute réflexion qui distingue les synoptiques.

85- Par exemple, IV, 1 et suivants ; XV, 12 et suivants. Plusieurs mots rappelés par le quatrième Évangile se retrouvent dans les synoptiques (XII, 16 ; XV, 20).

86- Irénée, Adversus hæresus, I, XXVI, 1.

87- L'expression de Logos (Apocalypse, XIX, 13), et surtout celle d'Agneau de Dieu, communes au quatrième Évangile et à l'Apocalypse, en seraient des indices.

88- Comparez Colossiens, I, 13 et suivants, aux épîtres aux Thessaloniciens, les plus anciennes que nous ayons de Paul.

89- À côté de lui, certaines traditions (Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39) placent dans ses derniers temps un homonyme, Presbyteros Joannes, qui semblerait quelquefois avoir tenu la plume pour lui et s'être substitué à lui. À cet égard, la suscription ὁ πρεσϐύτερος des épîtres II et III de Jean, qui nous paraissent de la même main que l'Évangile et la première épitre, donne bien à réfléchir. Cependant l'existence de ce Presbyteros Joannes n'est pas suffisamment établie. Elle semble avoir été imaginée pour la commodité de ceux qui, par des scrupules d'orthodoxie, ne voulaient pas attribuer l'Apocalypse à l'apôtre (voir chapitre XVII, note 53). L'argument qu'Eusèbe tire en faveur de cette hypothèse d'un passage de Papias n'est pas décisif. Les mots ἢ τί Ἰωάννης dans ce passage ont pu être interpolés. Dans ce cas, les mots πρεσϐύτερος Ἰωάννης, sous la plume de Papias, désigneraient l'apôtre Jean lui-même (Papias applique expressément le mot πρεσϐύτερος aux apôtres ; cf. I Petri, V, 1), et Irénée aurait raison contre Eusèbe en appelant Papias un disciple de Jean. Ce qui confirme cette supposition, c'est que Papias donne Presbyteros Joannes pour un disciple immédiat de Jésus.

90- Les versets XX, 30-31, forment évidemment l'ancienne conclusion.

91- IV, 2 (comp. III, 22) ; VII, 22. XII, 33 paraît de la même main que XXI, 19.

92- Ainsi, les valentiniens, qui l'acceptaient, et l'auteur des Homélies pseudo-clémentines s'écartent complètement de lui dans l'évaluation de la durée de la vie publique de Jésus. (Irénée, Adversus hæresus, I, III, 3 ; II, XXII, 1 et suivants ; Homélies pseudo-clémentines, XVII, 19.)

93- Valentin, Ptolémée, Héracléon, Basilide, Apelle, les naasséniens, les pérates. (Irénée, Adversus hæresus, I, VIII, 5 ; III, XI, 7 ; Origène, In Joannem, VI, 8, etc. ; Épiphane, Adversus hæresus, XXXIIII, 3 ; voir surtout les Philosophumena, livres VI et VIII.) Il reste douteux si, en prêtant des citations du quatrième Évangile à Basilide et à Valentin, les Pères n'ont pas attribué à ces fondateurs d'écoles les sentiments qui régnèrent après eux dans leurs écoles.

94- Dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 39.

95- Épiphane, Adversus hæresus, LI ; Eusèbe, Historia ecclesiastica, III, 24

96- Les concordances entre Marc, II, 9, et Jean, V, 8, 9 ; Marc, VI, 37, et Jean, VI, 7 ; Marc, XIV, 4, et Jean, XII, 5 ; Luc, XXIV, 1, 2, 12, et Jean, XX, 1, 4, 5, 6, quoique singulières, s'expliquent suffisamment par des souvenirs.

97- I Corinthiens, XI, 23 et suivants.

98- Par exemple, ce qui concerne l'annonce de la trahison de Judas.

99- Voir, par exemple, II, 25 ; III, 32-33, et les longues disputes des chap. VII, VIII, IX.

100- Souvent on sent que l'auteur cherche des prétextes pour placer des discours (ch. III, V, VIII, XIII et suivants).

101- Par exemple, ch. XVII.

102- Outre les synoptiques, les Actes, les Épîtres de saint Paul, l'Apocalypse en font foi.

103- Jean, III, 3, 5.

104- Papias, loc. cit.

105- Ainsi, le pardon de la femme pécheresse, la connaissance qu'a Luc de la famille de Béthanie, son type du caractère de Marthe répondant au διηκόνει de Jean (XII, 2), la notion qu'il a du voyage de Jésus en Samarie, et même, à ce qu'il semble, de voyages multiples de Jésus à Jérusalem, les analogies bizarres du Lazare de Luc et de celui de Jean, le trait de la femme qui essuya les pieds de Jésus avec ses cheveux, l'idée que Jésus a comparu à la Passion devant trois autorités, l'opinion où est l'auteur du troisième Évangile que quelques disciples assistaient au crucifiement, les renseignements qu'il a sur le rôle d'Anne à côté de Caïphe, l'apparition de l'ange dans l'agonie (comp. Jean, XII, 28-29).

106- Ch. I et II surtout. Voir aussi XXVII, 3 et suivants, 19, 51-53, 60 ; XXVIII, 2 et suivants, en comparant Marc.

107- Comparez Matthieu, XV, 39, à Marc, VIII, 10. Voir Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 17 août 1866.

108- Comparez Matthieu, IX, 27-31, et XX, 29-34, à Marc, VIII, 22-26, et X, 46-52 ; Matthieu, VIII, 28-34, à Marc, V, 1-20 ; Matthieu, XII, 38 et suivants à Matthieu, XVI, 1 et suivants ; Matthieu, IX, 34 et suivants, à Matthieu, XII, 24 et suivants.

109- Comparez, par exemple, Marc, XV, 23, à Matthieu, XXVII, 34.

110- Marc, V, 41 ; VII, 34 ; XIV, 36 ; XV, 34. Matthieu n'offre cette particularité qu'une fois (XXVII, 46).

111- Luc, XIV, 26. Les règles de l'apostolat (X, 4, 7) y ont un caractère particulier d'exaltation.

112- XIX, 41, 43-44 ; XXI, 9, 20 ; XXIII, 29.

113- II, 37 ; XVIII, 10 et suivants ; XXIV, 53.

114- IV, 16. Comparez les passages cités ci-dessous, p. 20, notes 1 et 3.

115- III, 23. Il omet le trait Marc, XIII, 32 (Matthieu, XXIV, 36).

116- IV, 14 ; XXII, 43, 44.

117- En ce qui concerne le recensement de Quirinius, la révolte de Theudas, et peut-être la mention de Lysanias, bien que, sur ce dernier point, l'exactitude de l'évangéliste puisse être défendue. Voir Mission de Phénicie, p. 317 et suivantes ; Corpus inscriptionum græcarum, n° 4521, et les addenda ; Josèphe, Antiquités judaïques, XVIII, VI, 10 ; XIX, V, 1 ; XX, VII, 1 ; Guerre des Juifs, II, XI, 5 ; XII, 8.

118- Comparez Luc, XXIV, 13, à Josèphe, Guerre des Juifs, VII, VI, 6 (édition Dindorf). Luc, I, 39, est aussi suspect de quelque erreur.

119- Comparez Luc, I, 31, à Matthieu, I, 21 ; Luc, XX, 46, à Matthieu, XXIII, 7-8. Il évite les mots abba, rabbi, corbona, corban, raca, Boanerges.

120- Saint Jérôme, Commentarii in Isaiam prophetam, cap. VI (Opp., édition Martianay, III, col. 63-64). Les hébraïsmes de son style et certains traits juifs, tels que Actes, I, 12, viennent probablement des personnes qu'il fréquentait, des livres qu'il lisait, des documents qu'il suit.

121- Par exemple, ἔργων (Matthieu, XI, 19) devient chez lui τέκνων (Luc, VII, 35), leçon qui, par une sorte d'effet rétroactif, s'est introduite dans la plupart des manuscrits de Matthieu.

122- Par exemple, XIX, 12-27, où la parabole des talents est compliquée (versets 12, 14, 15, 27) d'une parabole relative à des sujets rebelles. La parabole du riche (XVI) contient aussi des traits qui se rattachent médiocrement au sujet principal (les ulcères, les chiens, et les versets 23 et suivants)

123- Ainsi, le repas de Béthanie lui donne deux récits (VII, 36-48, et X, 38-42). Il fait de même pour les discours. Ainsi Matthieu, XXIII, et se retrouve dans Luc, XI, 39 et suivants, XX, 46-47.

124- XXIII, 56 ; XXIV, 53 : Actes, I, 12.

125- II, 21, 22, 39, 41, 42. C'est un trait ébionite. Cf. Philosophumena, VII, VI, 34.

126- La parabole du riche et de Lazare. Voir aussi VI, 20 et suivants, 24 et suivants (comp. les sentences bien plus modérées de Matthieu, V, 3 et suivants) ; X, 7 ; XII, 13 et suivants ; XVI entier ; XXII, 35 ; Actes, II, 44-45 ; V, 1 et suivants.

127- La femme qui oint les pieds, Zachée, le bon larron, la parabole du pharisien et du publicain, l'enfant prodigue.

128- Par exemple, la femme qui oint les pieds devient chez lui une pécheresse qui se convertit.

129- Jésus pleurant sur Jérusalem, la sueur de sang, la rencontre des saintes femmes, le bon larron, etc. Le mot aux femmes de Jérusalem (XXIII, 28-29) ne peut guère avoir été conçu qu'après le siège de l'an 70.

130- Pour plus de détails, voir Michel Nicolas, Études sur les Évangiles apocryphes (Paris, Lévy, 1866 ).

131- Voir le passage précité de Papias.

132- Voir, par exemple, Jean, XIX, 23-24.

133- Voir la Gazette des Tribunaux, 10 sept, et 11 nov. 1851, 28 mai 1857.

134- Mon retour eut lieu en octobre 1861. La première édition de la Vie de Jésus est de juin 1863.

135- Dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, III. 39.

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