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John Bost

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Notice historique de la fondation des Asiles
par John Bost




Le 24 mai 1848, La Famille ouvrait ses portes à trois classes de jeunes filles :
1° l'orpheline de tout âge ;
2° la jeune fille issue d'union illégitime ;
3° des jeunes filles placées dans des circonstances très difficiles.

À cette époque, il n'existait pas en France d'asiles semblables et toutes les églises appelaient de leurs vœux la fondation d'un établissement qui pût recueillir ces jeunes filles, exposées à des dangers imminents.


Des circonstances particulières m'avaient amené à exercer mon ministère à Laforce. À peine installé, je cherchai à exécuter le plan de cette fondation si désirée. Le souvenir de mes visites dans les hôpitaux de Paris, alors que j'étais artiste, le crique me fit entendre une mère trop jeune : « Si vous saviez ce que c'est que d'être laissée orpheline à quinze ans dans les rues de Paris » ; le cri plus aigu encore d'une jeune fille qui se précipite à mes pieds en s'écriant « Sauvez-moi » ; un ami qui m'envoyait de Pise une petite orpheline de cinq ans ; bien d'autres faits que je ne puis citer me décidèrent à fonder La Famille.— Je soumis ce plan à MM. Adolphe Monod, G. de Félice, Bonifas père, professeurs à la Faculté de Montauban [1], Marzials, pasteur, Babut père, et à Mme Babut, qui l'examinèrent dans ses détails et dans son ensemble.— Ce plan réunit tous les suffrages. Une lettre de recommandation fut signée par ces Messieurs et j'entrepris ma première tournée de collecte. Je ne dirai pas par quelles épreuves je dus passer, toutes mes peines sont oubliées. Je revins à Laforce, rapportant la somme voulue, et deux ans après La Famille était fondée pour recevoir quarante jeunes filles.


Je rencontrai chez mes paroissiens un zèle digne de tout éloge ; ils transportèrent gratuitement tous les matériaux pour celle importante construction.


La Famille a dû être agrandie ; des terrains ont été achetés et à ce jour elle compte quatre-vingt sept jeunes filles. L'instruction, l'éducation que nous donnons à nos enfants ont pour but de les préparer à devenir des servantes. Tout est dirigé dans ce but. Dès leur entrée elle sont initiées à tous les travaux du ménage. Celles qui annoncent une aptitude spéciale pour l'étude reçoivent une instruction qui leur permet de prendre leur brevet. — Nos jeunes filles sont placées dans toutes les parties du monde. Le plus grand nombre cependant restent en France. La Directrice et la cuisinière de la Miséricorde, l'infirmière en chef du Repos sont d'anciennes élèves de la Famille.


Les lettres que nous recevons de nos élèves nous disent combien précieuse a été pour elles cette chère « Famille, » qui les a préservées du vice pour leur créer une position honorable. D'autres nous écrivent : « Vous m'avez élevée je demande pour ma fille le même privilège, je ne connais qu'une maison où je puisse déposer ma chère fille, c'est la Famille. »


La fondation de la Famille fut saluée avec joie, mais nos amis perdirent de vue le but de cet asile. Dans les orphelinats déjà existants, comme dans beaucoup de familles se trouvaient des jeunes filles faibles d'esprit, idiotes ou imbéciles, des infirmes, des incurables, des jeunes filles aveugles ou menacées de cécité.


« Recevez, nous écrivait-on souvent, recevez ma protégée je vous en prie. C'est un cas si intéressant. Hélas ! elle est idiote la mère l'est aussi, la grand-mère l'était ; il y a urgence, l'idiote a quatorze ans ; il est à craindre qu'elle ne subisse le sort de sa mère. »


« … Une de nos chères orphelines se meurt de la poitrine, elle est incurable, nos règlements ne nous permettent pas de la garder, nous allons vous l'envoyer… »


« … Nous avons une jeune aveugle orpheline exposée à toute sorte de dangers, ouvrez-lui les portes de votre asile si bien nommé La Famille… ».


La Famille ne pouvait être transformée en hôpital. Les demandes d'admission étaient nombreuses et je prévoyais bien qu'il faudrait fonder un nouvel asile. Mais oserai-je affronter un deuxième voyage de collecte ? Une fois, c'est déjà beaucoup mais deux fois ! d'autre part, l'entretien de la Famille nécessitait déjà de fortes dépenses.


Un jour je reçus de Paris une lettre conçue en ces termes :

« …Je vous supplie de recevoir une pauvre petite créature qui est dans les circonstances les plus tristes ; elle a été ramassée sur un tas de fumier, la mère est en prison. Impossible de refuser cette admission dans votre Famille… » L'enfant ajoutait-on, avait tous les caractères de l'imbécillité.

— Je ne pouvais hésiter, et répondis tout de suite : « C'est impossible la Famille ne saurait recueillir des idiotes, ne l'envoyez pas. »

Ma lettre était à peine à la poste qu'un omnibus stationnait devant mon presbytère. — Ma domestique m'annonce des visites et me remet une lettre. Je lus : « Nous ne pouvons attendre votre réponse, et nous vous envoyons l'idiote.— Nous vous demandons pardon, mais nous ne pouvons agir autrement… »


Je me précipite dans le vestibule et je vois, dans un angle à terre, une masse informe, c'était l'idiote. À l'autre angle debout était ma pauvre domestique.—La voiture était repartie avec la personne qui avait amené l'enfant, lit voilà dans mon délicieux presbytère, le pauvre pasteur, sa fidèle domestique et la petite idiote, trois personnes dont deux croient rêver et se demandent où elles sont et ce qui se passe. Un balai était à notre portée vous comprenez ? Ma domestique courut prévenir les Directrices de la Famille, elle pensait devoir la leur remettre. Je sortis et les laissai procéder au nettoyage de l'enfant ! Quelle œuvre ! Deux heures après, on rentrant, je trouvai l'idiote, vêtue de vêtements propres. On lui avait donné les premiers, les deuxièmes et les troisièmes soins. La tête avait été rasée, cela était nécessaire. — La petite était étendue dans le corridor, couvrant le plancher de sa bave ; ma domestique me regardait mais pas en face.


La Famille avait déjà reçu comme exception l'idiote de quatorze ans mentionnée plus haut. N'y avait-il pas un appel de Dieu à fonder un nouvel asile ? Mais où ? Dans mon presbytère ?… Ce presbytère recevait souvent des amis en visite venant de Paris, de la Suisse ou d'Angleterre. Ne serait-ce pas le leur fermer à l'avenir ou même me mettre dans l'impossibilité d'exercer l'hospitalité envers ceux qui voudraient visiter notre Famille pour lui faire du bien ? Cette maison si propre, ces murs blancs si biens tenus qui excitaient l'admiration de tous, qu'allaient-ils devenir ? Je réfléchis un instant puis j'appelai : « Ton » — (C'était le nom de ma domestique.) « Monsieur. »


La conversation en resta là, mais Ton fondit en larmes. L'émotion me gagna ; elle avait compris.


Le lendemain les deux idiotes étaient installées au presbytère. La mère de Ton vint loger chez moi et consentit à les prendre dans sa chambre. Ton se chargeait de leur toilette, de leur repas et de leurs promenades, et moi je m'occupai de l'éducation des idiotes ou plutôt de la mienne.


Passons rapidement par-dessus les premiers mois d'épreuve, d'aversion croissante pour l'éducation des idiotes. Pourrai-je cependant oublier le jour ou ces deux enfants, accompagnées de mon harmonium, se mirent à chanter d'une voix pure un petit cantique ? Non, pas plus que celui où elles dirent au docteur qui venait me voir : « Donnez-moi votre chapeau, monsieur. Je vois encore l'attendrissement de ce bon docteur, ami si dévoué des asiles, s'écriant : « Que leur avez-vous donc fait ? Elles parlent ? »


L'éducation des idiotes était donc possible. Il fallut songer à la création d'un asile. Des orphelines incurables, des aveugles étaient provisoirement placées dans la Famille. Je louai une petite maison et la fis approprier pour recevoir nos malades. Elle fut ouverte le 1er Janvier 1853. Un service de dédicace bien modeste eut lieu. Ceux qui y ont assisté ne l'oublieront pas. L'œuvre grandissait ; le local devint trop petit. Une propriété de douze hectares en plein rapport me fut offerte ; elle avait des vignes, des prés, de l'eau, des arbres fruitiers, de charmants ombrages sur le versant de la colline. Le prix était de 45 000 francs. Où trouver cette somme ?


Je partis « sans savoir où j'allais, » mais je me trouvai à Paris. Le 30 mars, dans les salons de la vénérable Mme André-Walther, eut lieu une première réunion en faveur de Béthesda. Le cher Adolphe Monod, déjà malade, la présidait. Tous les cœurs étaient attendris. La cause était gagnée et la collecte fut abondante. De Paris je me rendis en Angleterre. Au mois de juin, je rentrai à Laforce, la propriété fut achetée, et, le 13 novembre 1855, l'asile de Béthesda (Jean 5, 2-3) fut consacré au Seigneur en présence d'un immense concours d'amis.


Béthesda a été considérablement agrandi. La maison est entourée de jardins, de haies vertes qui servent de murailles. Que de cœurs brisés ont été reçus depuis lors dans cet asile, où bien des larmes ont été séchées, et où tant de créatures chétives ont été rendues à la vie, à la santé. Les maladies, les infirmités les plus diverses se sont données rendez-vous sous ce toit.


Il avait fallu faire subir à mon presbytère une réparation importante, raboter les planchers, blanchira plusieurs couches les murailles. Le calme avait reparu dans cette paisible habitation ; elle n'était plus « hantée par les malins esprits », par les « génies malfaisants ». Que n'a-t-on pas dit sur les pauvres idiots, sur ces créatures redoutables, ces démons dangereux. C'est ainsi qu'on appelait mes enfants adoptifs, les idiotes.


Le presbytère devait recevoir un autre baptême ; « Les garçons ne valent-ils pas les filles ? » s'était écrié un jeune homme perclus de tous ses membres, choréique martyr d'une marâtre, quand on lui dit que l'asile de Béthesda ne recevait que des filles. Ce cri de désespoir fut pour moi une révélation et je décidai la fondation de Siloé. Mon presbytère s'ouvrit pour ce pauvre choréique, pour un jeune cul-de-jatte, pour un orphelin poitrinaire et pour un aimable petit garçon couvert de plaies, auquel les médecins avaient déclaré que l'amputation de la jambe était impossible, qu'il faudrait amputer tout le corps. C'est ainsi qu'il s'exprima (c'est textuel), en saisissant mes mains avec effusion.


La fondation de Siloé fut bientôt connue de toutes les Églises, et je reçus de nombreuses demandes d'admission pour les orphelins incurables, idiots, aveugles. Le presbytère devint trop petit pour contenir les malades.


Sur le versant du coteau se trouvait à vendre deux masures attenantes l'une à l'autre. Je les achetai, et, après les réparations les plus urgentes, nos malades y furent installés sous la direction d'un infirmier et de sa femme, qui nous inspiraient toute confiance. Les orphelinats nous envoyaient leurs incurables, les idiots et les aveugles qui compliquaient la marche régulière de leur œuvre. Le temps des petits commencements étaient passe ; il fallut créer à Siloé sa demeure définitive. Une propriété à trois kilomètres de Laforce fut achetée ; des constructions importantes y furent faites, et la direction de cet asile fut confiée au vénérable M. Castel et à sa digne compagne, qui, pendant sept années, ont consacré leur vie au soulagement de cette famille d'affligés.

« Reposez-vous, cher ami, » m'écrivait-on de tous côtés ; « laissez agir les autres » ; d'ailleurs, il est dit : « Qui trop embrasse mal étreint. » L'Évangile n'a pas dit cela.

Ah oui ! laissez agir les autres, que ce serait admirable si « les autres » voulaient agir et que les charges fussent réparties d'une manière égale dans l'Église chrétienne !


Nous avions dans l'asile de Béthesda deux jeunes filles qui nous avaient été envoyées ayant des crises nerveuses. Les certificats des médecins, malgré nos instantes prières, n'avaient pas dit d'une manière précise ce qu'étaient ces crises. Hélas ! nous avions sous les yeux deux épileptiques. Elles répandaient la terreur parmi leurs compagnes infirmes et nos idiotes reculaient d'épouvanté. Les aveugles, de leur côté, subissaient le contre-coup de cette terreur qui troublaient l'asile à la réapparition de chaque crise.


Sur le conseil des médecins, je m'étais absolument interdit d'admettre des épileptiques. Les demandes d'admission pour ces pauvres créatures étaient nombreuses, et sur mon bureau se trouvait un paquet de lettres avec celte annotation : « Refus pour cause d'épilepsie. »


Mais elles étaient sous nos yeux, dans l'asile de Béthesda, ces pauvres épileptiques. Que fallait-il en faire ? Il n'y avait aucun asile pour elles. Les garder dans Béthesda, c'était compromettre notre Œuvre. Les directrices elles-même reculaient d'épouvanté à la vue de ces affreuses crises.


Les recevoir dans mon presbytère ? Cette fois c'était impossible. C'était fermer la porte à mes paroissiens, à mes nombreux visiteurs ; disons tout, c'était m'exposer, après mes fatigues du jour à des émotions qui auraient pu devenir funestes.


Ouvrir un nouvel asile ? Tout préoccupé, soucieux, ne sachant que devenir et répétant ces paroles : « Laissez agir les autres ; qui trop embrasse mal étreint, » je sentais mon cœur devenir lâche, quand une lettre de la vénérable Mme François Delessert me fut apportée. J'y lus… « Une jeune Suissesse, âgée de dix-neuf ans, a des crises d'épilepsie qui l'ont rendue difforme, on ne veut la recevoir dans aucun asile. La Société helvétique ne sait qu'en faire. La mère de cette malheureuse vient de mourir ; elle est seule, orpheline, dans un obscur réduit et n'a personne pour la soigner. »


Je lisais encore la lettre lorsqu'on vint me chercher pour aller en toute hâte à Béthesda. Je me rendis dans cet asile et trouvai toutes nos malades groupées dans le jardin,en proie à la plus vive agitation. Dans la lingerie était étendue, presque immobile, une de nos épileptiques, les directrices seules étaient restées près d'elle. Je fus reçu par ces paroles : « Nous ne pouvons suffire à la tâche ; nos enfants deviendront toutes épileptiques, elles ont tellement peur pendant la nuit. »


Ma coupe débordait. Je décidai la fondation d'un nouvel asile, et, regardant en haut, je m'écriai : « Ében-Hézer ! » (jusqu'ici l'Éternel nous a secourus). Je me rendis alors auprès de nos filles et leur annonçai la création d'Ében-Hézer. Nos directrices s'approchèrent, après avoir déposé leur malade sur de bons matelas. Nous reprîmes courage et fîmes immédiatement nos plans pour le nouvel asile.


Le calme avait reparu, et bientôt je me retrouvai seul à la même place devant ce Béthesda qui, déjà, m'avait causé tant de soucis, mais qui aussi avait été pour moi une source de tant de joie.


Seul ! Non ; je venais de me mettre au service de mon Maître ; je le sentais près de moi.


Au nord de la propriété de Béthesda se trouvaient deux masures occupées par des voisins qu'il était bon d'éloigner. Peu de jours après, elles m'appartenaient. Les ouvriers furent mis à l'œuvre pour approprier une petite maison qui put recevoir dix pensionnaires avec leurs directrices. Je leur donnai deux mois pour que le tout fût achevé.


Je partis ensuite pour Paris, sachant que des épreuves m'y attendaient. Une réunion publique avait été convoquée dans le temple de la Rédemption ; c'était le 4 février 1862. Le vénérable M. François Delessert la présidait. Auprès de lui se trouvaient réunis la plus grande partie des pasteurs de Paris, et l'auditoire était nombreux. Après avoir rendu compte de la marche des asiles La Famille, Béthesda, Siloé, j'allais annoncer la fondation de l'asile Ében-Hézer, mais un frisson glaça tous mes membres, le temple semblait tourner autour de moi, quand la scène de Béthesda, mentionnée plus haut, se retraça à mes jeux, et je m'écriai : « Je vous annonce la fondation d'un nouvel asile. » À ce moment les messieurs prirent leurs chapeaux, les dames se levèrent, et j'allais nie trouver seul avec mon Ében-Hézer dans le cœur. D'une voix tremblante d'émotion, je m'écriai : « C'est pour les orphelins épileptiques. » On m'a dit depuis que j'avais prononcé ce mot « épileptiques » avec un tel accent de douleur et de sympathie que personne n'osa bouger. En effet, l'auditoire reprit sa place. Je lus quelques lettres dans lesquelles on me suppliait de recevoir les épileptiques. Je racontai la scène qui s'était passée à Béthesda. Le vénérable président se leva, me tendit la main, et, avec une émotion visible, me dit : « Nous vous aiderons ; je vous donnerai mille francs, et plus encore, si vous voulez. » Des Messieurs s'approchèrent de l'estrade, me remirent leurs cartes en ajoutant : « Venez nous voir, nous avons tout compris. »


La cause était gagnée sans discours, sans paroles. Le 21 avril 1862, la dédicace de cet asile se fit sous la présidence de M. le professeur G. de Félice. Plus de deux mille personnes assistaient à cette solennité. Trois épileptiques étaient dans leurs lits, cachées par les arbres du jardin. Au moment de la prière, quatre hommes soulevèrent l'un de ces lits sur lequel était couchée une petite épileptique. L'émotion avait gagné tous les cœurs. M. le pasteur Bastié, chargé du premier discours, se leva et, d'une voix pleine de larmes, dit : « Après une scène comme celle dont nous avons été témoin, on ne parle pas. »


Ében-Hézer a été considérablement agrandi. Quelques chambres particulières pour des cas spéciaux ont été ajoutées. Une hydrothérapie avec tous ses accessoires termine nos bâtiments


Ce sont nos amis de Mulhouse, par la sympathie active de la famille Siegfried, qui nous ont fait don de ce complément indispensable de notre Œuvre.


Les journaux ont rendu compte de la dédicace d'Ében-Hézer. Les épileptiques, disait-on, ont leur avenir assuré. Laforce ouvre ses portes aux souffrances les plus cruelles. Nos amis en concluaient que les garçons comme les filles seraient admis dans l'asile Ében-Hézer et qu'on pouvait envoyer les orphelins épileptiques, sur « cette terre de la charité, » comme l'appelle M. le pasteur Monbrun.


Il nous en a coûté de refuser à des amis dévoués l'admission de leurs protégés, et de ne pouvoir procurer à de pauvres garçons épileptiques les soins que nécessitait leur état. Nous avons supplié les chrétiens d'ouvrir un asile pour les épileptiques, mais c'était à Laforce que cette Œuvre devait trouver sa place.


Un jour, je reçus une lettre de Neuchâtel. Un ami, bien cher, que je ne connaissais pas alors, me priait de recevoir un garçon de douze ans ; il ajoutait : « Nous nous sommes adressés à tous les asiles de Suisse et d'Allemagne ; nous n'obtenons que des refus. Il serait admis dans un asile d'aveugles, mais il est idiot, on n'en veut pas. Il entrerait dans une maison de sourds-muets, mais infirme et presque paralysé, on ne peut le recevoir. De plus, il est épileptique. »


Quelques mois se passèrent avant que la question qui m'oppressait pût être résolue. « Envoyez-le-moi ; fut ma réponse, et la fondation de Béthel fut décidée. Prince, c'était son nom, fut la première pierre de l'édifice. Prince, était aveugle, sourd-muet, idiot, paralytique et épileptique.


La porte une fois ouverte, il n'y avait plus moyen de la fermer. Les pauvres garçons qui attendaient en soupirant la fondation de l'asile qui devait les recevoir, nous arrivèrent. Nous ne pouvions les repousser. Au temps du Sauveur, les disciples disaient : « Renvoie-les, car ils crient après toi. » Mais Jésus disait : « Amenez-le-moi » (Marc 9). Que tous les chrétiens méditent cette parole. Les débuts furent très modestes, il en fut de même pour tous nos asiles, mais Dieu ne méprise pas les petits commencements.


Aujourd'hui Béthel est situé à côté de l'asile de Siloé. Il a ses constructions particulières, ses terres, sa comptabilité. Par son développement rapide, il a pris place à côté de ses devanciers, et occupe une grande place dans le cœur des amis qui nous visitent. Bien des familles en lisant ces lignes essuieront une larme et diront : « Mon fils y a été aimé, il était bien soigné, et à sa dernière heure nous savons que ses parents adoptifs veillaient sur lui »


Quelque temps après la fondation de Béthel et lorsque je croyais avoir ouvert un refuge aux plus grands maux, des demandes d'une autre nature vinrent imposer à mon cœur la fondation d'une œuvre nouvelle. « C'était bien à Laforce que l'idée du Repos devait prendre naissance » nous écrivait une amie, lorsqu'elle apprit que cet asile était en projet. Offrir aux veuves délaissées qui avaient connu la prospérité, aux institutrices, aux maîtresses d'école qui ont dépensé leur vie à élever les enfants des autres, une retraite honorable quand, épuisées et sans ressources, elles doivent renoncera leur belle mission ; telle est en effet la pensée qui a présidé à la fondation de cette Œuvre. Son apparition a été saluée avec un sentiment de vraie sympathie. Et cependant, de tous nos asiles, c'est le Repos qui a soulevé le plus d'objections. Pourra-t-on réussir à établir une cordiale entente entre tant de caractères divers, aigris peut- être par la souffrance, la maladie on des épreuves de toutes sortes ? « Ayant goûté de l'indépendance, les malades pourront-elles accepter la discipline de la maison ? « Pourrez-vous éviter les jalousies, me disait-on, lorsqu'il faudra donner à une malade des soins spéciaux, et peut-être une nourriture particulière ? »


Ah ! des objections ! j'en ai entendu et je pourrais en remplir tous les appartements du Repos. Il est bon d'examiner toutes choses et de retenir ce qui est bon.


Pendant des années mon plan est resté sur le papier, j'ai pris note des difficultés qui m'étaient signalées, et lorsque enfin ce plan eut été bien mûri, je me mis à l'œuvre.


Déjà l'asile de Béthesda me donnait d'utiles leçons. Des veuves, des institutrices, des demoiselles âgées infirmes occupaient de petits dortoirs et prenaient leurs repas avec les enfants. La discipline de la maison les gênaient, mais elles étaient à Béthesda parce que Le Repos n'existait pas, et qu'elles auraient été sans asile si nous ne les avions pas recueillies. Ces dames étaient pour la direction une source d'ennuis incessants.


Que de lettres je recevais dans lesquelles on me suppliait de « trouver une petite place, une petite chambre pour une charmante institutrice malade, mourante. « Nous demandons une chambre particulière pour une veuve malade si intéressante. » voilà ce qu'on nous écrivait, mais, ces chambres particulières, - nous ne les avions pas et nos refus étaient aussi absolus que les demandes avaient été instantes.


Dans les cas de maladies graves, nous souffrions aussi de cet état de choses. Nos mourantes avaient besoin de recueillement et de soins qui réclamaient l'isolement. L'heure était venue où mes indécisions devaient prendre fin et j'annonçai aux Églises de France la fondation du Repos. Ce nom de Repos fit sourire bien des personnes. Il résumait mes désirs et mes espérances sur cet asile. Il fut maintenu.


Le plan longuement étudié, un peu modifié, puis approuvé par le conseil fut adopté. Il comprend un vaste salon, une salle à manger pouvant contenir cinquante personnes . Quarante chambres, les infirmeries, de vastes corridors, des jardins, des bosquets autour de la maison, voilà le Repos dans sa partie matérielle. Il domine la splendide plaine de la Dordogne.


Cet asile fut ouvert en présence d'un immense auditoire, le 10 juin 1873, sous la présidence de M. le professeur Jules de Seynes. Le matin de ce même jour, une prédication émouvante de M. le pasteur Coulin de Genève nous avait préparés pour la solennité qui allait suivre. [2]


Après les travaux, les luttes, les désespoirs, les vies de dévouement, vient le Repos.


Les servantes âgées, infirmes ou incurables, à leur tour sollicitaient leur entrée au Repos. Là était pour nous une difficulté ; nous ne pouvions mélanger les diverses classes de la société ; c'eût été compromettre notre Œuvre. Les positions sociales doivent être respectées et nous ne saurions oublier quel a été le passé de nos dames du Repos. Habituées à vivre dans un milieu cultivé, elles ont droit à le retrouver dans cet asile préparé pour les derniers temps de leur existence.


Fallait-il fermer nos portes, notre cœur, qui est la porte la plus difficile à ouvrir, aces pauvres femmes qui dans une humble sphère d'activité ont rendu tant de services ? Ces services, rendus fidèlement aux familles qui n'ont pas toujours pu leur assurer un bien-être, nous ne saurions les oublier. Nous avons connu des domestiques qui, ayant à prendre soins des parents infirmes, n'ont rien pu conserver de leurs modestes gages. Devenues âgées et malades, il ne leur restait que le désespoir. Ces humbles femmes ont leur asile assuré, c'est la Retraite.


Douze petites chambres bien modestes, mais donnant toutes sur une galerie qui entoure la maison, leur permettent de jouir de l'air pur de la campagne, de goûter un peu de repos.


La Retraite a été installée peu de temps après Le Repos. La maison était toute prête. Les dames qui devaient entrer au Repos y avaient été logées quelques temps. Avec peu de réparations, nous avions pu approprier cette maison aux exigences de l'Œuvre.


L'asile La Miséricorde, de fondation récente, est de tous ce lui qui a été reconnu le plus nécessaire et qui a soulevé le moins d'objections.


Béthesda, Ében-Hézer, depuis quelques années, étaient devenus deux asiles très difficiles à diriger, et dans lesquels il se faisait autant de mal que de bien. Ce n'était pas notre but. Aussi souffrions-nous tous de cet état de choses, mais nous n'y pouvions apporter remède qu'en fondant un autre asile. Était-ce possible ? Déjà on nous accusait de créer des infortunes pour ouvrir des maisons de refuge. Nos amis se disaient fatigués de la multiplicité des œuvres de charité à Laforce. Souvent nous avions entendu répéter cela et en termes peu agréables.


Nos directrices, si dévouées se désolaient. Leurs plaintes devenaient presque des gémissements. Je n'osais les aborder. Nos malades jouissant de la plénitude de leurs facultés ne pouvaient supporter le bruit qui se faisait autour d'elles. Cela troublait leur sommeil. Les médecins me disaient aussi que ce mélange de maladies et d'infirmités produisaient un état fâcheux dans l'asile et que le mal empirait.


Ces deux asiles avaient reçu de jeunes idiotes dont le développement intellectuel était possible, ou des épileptiques ayant conservé l'usage de leurs facultés. En avançant en âge, ces facultés avaient disparu, l'idiotie avait augmenté et des infirmités de toute sorte étaient venues aggraver leur état. Chez les épileptiques, c'était pire encore, Us crises devenaient plus fréquentes et plus fortes, et les cris qu'elles poussaient, sans en avoir conscience, n'avaient plus rien d'humain. Au sortir du leurs crises, plusieurs avaient des accès de folie, souvent de folie furieuse. Il y avait du danger à se trouver sur leur chemin.


Un tel voisinage devenait la terreur de nos infirmes, un objet de dégoût pour nos malades, pour nos épileptiques intelligentes et dont le système nerveux est plus ou moins excité. Que manquait-il donc pour amener celle réforme indispensable ? Un nouvel asile. Et que fallait-il pour fonder cet asile ? L'argent.


Ah ! l'argent ! Il y en a pourtant beaucoup, mais où se cache-t-il ? On ne l'a jamais emporté ni dans le ciel ni dans l'enfer. Il reste ici-bas. Que devient-il après nous ? Nous savons où on pourrait en trouver, et que de bien feraient et se feraient à elles-mêmes les personnes qui l'enfouissent sous terre, si elles voulaient faire valoir leurs talents.


Le Conseil d'administration, très désireux de voir fonder ce nouvel asile, ne voulait cependant pas approuver les plans avant que les fonds nécessaires à sa construction ne fussent trouvés. Un appel fut adressé au public, mais la somme venait lentement. Le terrain fut acheté, il fallait encore trouver l'argent pour la construction.


Entreprendre un voyage de collecte, cela m'était impossible, et d'ailleurs j'estime qu'il doit être pourvu aux besoins des Sociétés religieuses autrement qu'en envoyant les pasteurs faire leur tour de France, si même ce n'est pas le tour du monde.


J'attendais ! Pénible attente. Un jour je reçus de deux amies de nos environs une lettre me demandant de leur fournir les plans d'un asile qui put contenir cinquante pensionnaires.


Le plan fut fait ; il comprenait les salles à bain et d'hydrothérapie, les dortoirs, les diverses salles où les enfants, divisés en plusieurs catégories, pourraient se tenir pendant la journée, les cellules, etc., etc.


Ce plan fut remis à nos amies, qui l'approuvèrent et me dirent : « Voici cent mille francs pour la construction de La Miséricorde. » — L'entretien avait été court et je me retirai en pensant à celte parole : « N'aimez pas en paroles, mais par des effets et en réalité. »


Peu de jours après, la construction était commencée, et, le 16 mai 1878, la dédicace de la Miséricorde avait lieu en présence d'une foule sympathique. Cet asile s'est ouvert avec trente-deux pensionnaires. Je m'arrête…


________


Non, il ne s'arrêta pas. John Bost ne pouvait pas s'arrêter ; ç'aurait été aller contre sa nature. « Je ne regarde pas à ce que j'ai fait, mais à ce que j'ai à faire. » La Miséricorde, fondée pour les filles, appelait nécessairement un asile correspondant pour les garçons. Il fallait faire un tri dans Siloé et Béthel, et, parmi les pensionnaires de ces deux asiles, prendre et mettre à part les gâteux, les épileptiques-idiots, ces pauvres êtres dont la vue est navrante et qui provoquent parfois le dégoût. C'était la logique du cœur, celle de M. Bost. Aussi, en 1881, pouvait-il abriter dans une nouvelle maison les plus tristes misères. Ce neuvième asile a reçu le nom caractéristique de la Compassion. Il a été inauguré le 7 février, en présence de quelques amis, de membres du Comité, sous la présidence de M. le pasteur Rey, alors directeur de la Colonie agricole de Sainte-Foy [3].


Notice historique de la fondation des asiles
telle que l'a narrée notre cher ami John Bost
Asiles John Bost, Jubilé cinquantenaire (1898)

voir document scanné
Notes :

Cette notice sera reprise en grande partie dans sa thèse : L'Église chrétienne considérée comme Asile de la souffrance (1880).

1- Voir Musée protestant : La faculté de théologie protestante de Montauban (1809-1919).

Les professeurs de la faculté de théologie de Montauban sont Adolphe Monod, Guillaume de Félice, César Bonifas.

2- Lire Notre prochain : La mission de l'Église contemporaine, discours du pasteur Franck Coulin, le 10 juin 1875 lors de l'inauguration du Repos.

3- Sur la Colonie agricole de Sainte-Foy : voir notes de la thèse de John Bost.

John Bost : index des documents

portraits de John Bost : photographies & gravures



L'Église chrétienne considérée comme Asile de la souffrance : thèse de John Bost présentée à la faculté de théologie de Montauban (1880)

Asiles de Laforce en 1878 : liste des bâtiments & résidents

La Famille - Béthesda - Ében-Hézer - Siloé - Béthel - Le Repos - La Retraite - La Miséricorde

Le temple des Asiles



Jubilé cinquantenaire des Asiles de John Bost (1848-1898)

John Bost, le fondateur des Asiles de Laforce par le pasteur Léon Maury (1925)

John Bost et sa cité prophétique par le pasteur Alexandre Westphal (1937)



Les Asiles John Bost par Henriette Guizot de Witt, Revue Suisse (1889)

Establishments of John Bost at Laforce, The Romance of Charity, par John De Liefde (1867)

John Bost, Pastor and Philanthropist, magazine The Quiver (1883)

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